Скачать книгу

monde, comme les catholiques de nom qui ne s’approchent de la sainte Table qu’une fois l’an. Leur situation matérielle eût même été malheureuse si Mme de Saint-Euverte, fidèle à l’affection qu’elle avait eue pour feu le général de Froberville, n’avait pas aidé de toutes façons le ménage, donnant des toilettes et des distractions aux deux petites filles. Mais le colonel, qui passait pour un bon garçon, n’avait pas l’âme reconnaissante. Il était envieux des splendeurs d’une bienfaitrice qui les célébrait elle-même sans trêve et sans mesure. La garden-party était pour lui, sa femme et ses enfants, un plaisir merveilleux qu’ils n’eussent pas voulu manquer pour tout l’or du monde, mais un plaisir empoisonné par l’idée des joies d’orgueil qu’en tirait Mme de Saint-Euverte. L’annonce de cette garden-party dans les journaux qui, ensuite, après un récit détaillé, ajoutaient machiavéliquement : « Nous reviendrons sur cette belle fête », les détails complémentaires sur les toilettes, donnés pendant plusieurs jours de suite, tout cela faisait tellement mal aux Froberville, qu’eux, assez sevrés de plaisirs et qui savaient pouvoir compter sur celui de cette matinée, en arrivaient chaque année à souhaiter que le mauvais temps en gênât la réussite, à consulter le baromètre et à anticiper avec délices les prémices d’un orage qui pût faire rater la fête.

      – Je ne discuterai pas politique avec vous, Froberville, dit M. de Guermantes, mais, pour ce qui concerne Swann, je peux dire franchement que sa conduite à notre égard a été inqualifiable. Patronné jadis dans le monde par nous, par le duc de Chartres, on me dit qu’il est ouvertement dreyfusard. Jamais je n’aurais cru cela de lui, de lui un fin gourmet, un esprit positif, un collectionneur, un amateur de vieux livres, membre du Jockey, un homme entouré de la considération générale, un connaisseur de bonnes adresses qui nous envoyait le meilleur porto qu’on puisse boire, un dilettante, un père de famille. Ah ! j’ai été bien trompé. Je ne parle pas de moi, il est convenu que je suis une vieille bête, dont l’opinion ne compte pas, une espèce de va-nu-pieds, mais rien que pour Oriane, il n’aurait pas dû faire cela, il aurait dû désavouer ouvertement les Juifs et les sectateurs du condamné.

      « Oui, après l’amitié que lui a toujours témoignée ma femme, reprit le duc, qui considérait évidemment que condamner Dreyfus pour haute trahison, quelque opinion qu’on eût dans son for intérieur sur sa culpabilité, constituait une espèce de remerciement pour la façon dont on avait été reçu dans le faubourg Saint-Germain, il aurait dû se désolidariser. Car, demandez à Oriane, elle avait vraiment de l’amitié pour lui. » La duchesse, pensant qu’un ton ingénu et calme donnerait une valeur plus dramatique et sincère à ses paroles, dit d’une voix d’écolière, comme laissant sortir simplement la vérité de sa bouche et en donnant seulement à ses yeux une expression un peu mélancolique : « Mais c’est vrai, je n’ai aucune raison de cacher que j’avais une sincère affection pour Charles ! – Là, vous voyez, je ne lui fais pas dire. Et après cela, il pousse l’ingratitude jusqu’à être dreyfusard ! »

      « À propos de dreyfusards, dis-je, il paraît que le prince Von l’est. – Ah ! vous faites bien de me parler de lui, s’écria M. de Guermantes, j’allais oublier qu’il m’a demandé de venir dîner lundi. Mais, qu’il soit dreyfusard ou non, cela m’est parfaitement égal puisqu’il est étranger. Je m’en fiche comme de colin-tampon. Pour un Français, c’est autre chose. Il est vrai que Swann est juif. Mais jusqu’à ce jour – excusez-moi, Froberville – j’avais eu la faiblesse de croire qu’un juif peut être Français, j’entends un juif honorable, homme du monde. Or Swann était cela dans toute la force du terme. Hé bien ! il me force à reconnaître que je me suis trompé, puisqu’il prend parti pour ce Dreyfus (qui, coupable ou non, ne fait nullement partie de son milieu, qu’il n’aurait jamais rencontré) contre une société qui l’avait adopté, qui l’avait traité comme un des siens. Il n’y a pas à dire, nous nous étions tous portés garants de Swann, j’aurais répondu de son patriotisme comme du mien. Ah ! il nous récompense bien mal. J’avoue que de sa part je ne me serais jamais attendu à cela. Je le jugeais mieux. Il avait de l’esprit (dans son genre, bien entendu). Je sais bien qu’il avait déjà fait l’insanité de son honteux mariage. Tenez, savez-vous quelqu’un à qui le mariage de Swann a fait beaucoup de peine ? C’est à ma femme. Oriane a souvent ce que j’appellerai une affectation d’insensibilité. Mais au fond, elle ressent avec une force extraordinaire. » Mme de Guermantes, ravie de cette analyse de son caractère, l’écoutait d’un air modeste mais ne disait pas un mot, par scrupule d’acquiescer à l’éloge, surtout par peur de l’interrompre. M. de Guermantes aurait pu parler une heure sur ce sujet qu’elle eût encore moins bougé que si on lui avait fait de la musique. « Hé bien ! je me rappelle, quand elle a appris le mariage de Swann, elle s’est sentie froissée ; elle a trouvé que c’était mal de quelqu’un à qui nous avions témoigné tant d’amitié. Elle aimait beaucoup Swann ; elle a eu beaucoup de chagrin. N’est-ce pas Oriane ? » Mme de Guermantes crut devoir répondre à une interpellation aussi directe sur un point de fait qui lui permettrait, sans en avoir l’air, de confirmer des louanges qu’elle sentait terminées. D’un ton timide et simple, et un air d’autant plus appris qu’il voulait paraître « senti », elle dit avec une douceur réservée : « C’est vrai, Basin ne se trompe pas. – Et pourtant ce n’était pas encore la même chose. Que voulez-vous, l’amour est l’amour quoique, à mon avis, il doive rester dans certaines bornes. J’excuserais encore un jeune homme, un petit morveux, se laissant emballer par les utopies. Mais Swann, un homme intelligent, d’une délicatesse éprouvée, un fin connaisseur en tableaux, un familier du duc de Chartres, de Gilbert lui-même ! » Le ton dont M. de Guermantes disait cela était d’ailleurs parfaitement sympathique, sans ombre de la vulgarité qu’il montrait trop souvent. Il parlait avec une tristesse légèrement indignée, mais tout en lui respirait cette gravité douce qui fait le charme onctueux et large de certains personnages de Rembrandt, le bourgmestre Six par exemple. On sentait que la question de l’immoralité de la conduite de Swann dans l’Affaire ne se posait même pas pour le duc, tant elle faisait peu de doute ; il en ressentait l’affliction d’un père voyant un de ses enfants, pour l’éducation duquel il a fait les plus grands sacrifices, ruiner volontairement la magnifique situation qu’il lui a faite et déshonorer, par des frasques que les principes ou les préjugés de la famille ne peuvent admettre, un nom respecté. Il est vrai que M. de Guermantes n’avait pas manifesté autrefois un étonnement aussi profond et aussi douloureux quand il avait appris que Saint-Loup était dreyfusard. Mais d’abord il considérait son neveu comme un jeune homme dans une mauvaise voie et de qui rien, jusqu’à ce qu’il se soit amendé, ne saurait étonner, tandis que Swann était ce que M. de Guermantes appelait « un homme pondéré, un homme ayant une position de premier ordre ». Ensuite et surtout, un assez long temps avait passé pendant lequel, si, au point de vue historique, les événements avaient en partie semblé justifier la thèse dreyfusiste, l’opposition antidreyfusarde avait redoublé de violence, et de purement politique d’abord était devenue sociale. C’était maintenant une question de militarisme, de patriotisme, et les vagues de colère soulevées dans la société avaient eu le temps de prendre cette force qu’elles n’ont jamais au début d’une tempête. « Voyez-vous, reprit M. de Guermantes, même au point de vue de ses chers juifs, puisqu’il tient absolument à les soutenir, Swann a fait une boulette d’une portée incalculable. Il prouve qu’ils sont en quelque sorte forcés de prêter appui à quelqu’un de leur race, même s’ils ne le connaissent pas. C’est un danger public. Nous avons évidemment été trop coulants, et la gaffe que commet Swann aura d’autant plus de retentissement qu’il était estimé, même reçu, et qu’il était à peu près le seul juif qu’on connaissait. On se dira : Ab uno disce omnes. » (La satisfaction d’avoir trouvé à point nommé, dans sa mémoire, une citation si opportune éclaira seule d’un orgueilleux sourire la mélancolie du grand seigneur trahi.)

      J’avais grande envie de savoir ce qui s’était exactement passé entre le Prince et Swann et de voir ce dernier, s’il n’avait pas encore quitté la soirée. « Je vous dirai, me répondit la duchesse, à qui je parlais de ce désir, que moi je ne tiens pas excessivement à le voir parce qu’il paraît, d’après ce qu’on

Скачать книгу