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de cette Normandie qu’ils ont habitée, une Normandie qui serait un immense parc anglais, à la fragrance de ses hautes futaies à la Lawrence, au velours cryptomeria, dans leur bordure porcelainée d’hortensias roses, de ses pelouses naturelles, au chiffonnage de roses soufre dont la retombée sur une porte de paysans, où l’incrustation de deux poiriers enlacés simule une enseigne tout à fait ornementale, fait penser à la libre retombée d’une branche fleurie dans le bronze d’une applique de Gouthière, une Normandie qui serait absolument insoupçonnée des Parisiens en vacances et que protège la barrière de chacun de ses clos, barrières que les Verdurin me confessent ne pas s’être fait faute de lever toutes. À la fin du jour, dans un éteignement sommeilleux de toutes les couleurs où la lumière ne serait plus donnée que par une mer presque caillée ayant le bleuâtre du petit lait – mais non, rien de la mer que vous connaissez, proteste ma voisine frénétiquement, en réponse à mon dire que Flaubert nous avait menés, mon frère et moi, à Trouville, rien, absolument rien, il faudra venir avec moi, sans cela vous ne saurez jamais – ils rentraient, à travers les vraies forêts en fleurs de tulle rose que faisaient les rhododendrons, tout à fait grisés par l’odeur des jardineries qui donnaient au mari d’abominables crises d’asthme – oui, insista-t-elle, c’est cela, de vraies crises d’asthme. »

      « Là-dessus, l’été suivant, ils revenaient, logeant toute une colonie d’artistes dans une admirable habitation moyenâgeuse que leur faisait un cloître ancien loué par eux, pour rien. Et, ma foi, en entendant cette femme qui, en passant par tant de milieux vraiment distingués, a gardé pourtant dans sa parole un peu de la verdeur de la parole d’une femme du peuple, une parole qui vous montre les choses avec la couleur que votre imagination y voit, l’eau me vient à la bouche de la vie qu’elle me confesse avoir menée là-bas, chacun travaillant dans sa cellule, et où, dans le salon, si vaste qu’il possédait deux cheminées, tout le monde venait avant le déjeuner pour des causeries tout à fait supérieures, mêlées de petits jeux, me refaisant penser à celles qu’évoque ce chef-d’œuvre de Diderot, les lettres à Mademoiselle Volland. Puis, après le déjeuner, tout le monde sortait, même les jours de grains dans le coup de soleil, le rayonnement d’une ondée lignant de son filtrage lumineux les nodosités d’un magnifique départ de hêtres centenaires qui mettaient devant la grille le beau végétal affectionné par le XVIIIe siècle, et d’arbustes ayant pour boutons fleurissants dans la suspension de leurs rameaux des gouttes de pluie. On s’arrêtait pour écouter le délicat barbotis, énamouré de fraîcheur, d’un bouvreuil se baignant dans la mignonne baignoire minuscule de nymphembourg qu’est la corolle d’une rose blanche. Et comme je parle à Mme Verdurin des paysages et des fleurs de là-bas délicatement pastellisés par Elstir : « Mais c’est moi qui lui ai fait connaître tout cela, jette-t-elle avec un redressement colère de la tête, tout vous entendez bien, tout, les coins curieux, tous les motifs, je le lui ai jeté à la face quand il nous a quittés, n’est-ce pas, Auguste ? tous les motifs qu’il a peints. Les objets, il les a toujours connus, cela il faut être juste, il faut le reconnaître. Mais les fleurs, il n’en avait jamais vu, il ne savait pas distinguer un althéa d’une passe-rose. C’est moi qui lui ai appris à reconnaître, vous n’allez pas me croire, à reconnaître le jasmin. » Et il faut avouer qu’il y a quelque chose de curieux à penser que le peintre des fleurs que les amateurs d’art nous citent aujourd’hui comme le premier, comme supérieur même à Fantin-Latour, n’aurait peut-être jamais, sans la femme qui est là, su peindre un jasmin. « Oui, ma parole, le jasmin ; toutes les roses qu’il a faites, c’est chez moi ou bien c’est moi qui les lui apportais. On ne l’appelait chez nous que Monsieur Tiche. Demandez à Cottard, à Brichot, à tous les autres, si on le traitait ici en grand homme. Lui-même en aurait ri. Je lui apprenais à disposer ses fleurs ; au commencement il ne pouvait pas en venir à bout. Il n’a jamais su faire un bouquet. Il n’avait pas de goût naturel pour choisir, il fallait que je lui dise : « Non, ne peignez pas cela, cela n’en vaut pas la peine, peignez ceci. » Ah ! s’il nous avait écoutés aussi pour l’arrangement de sa vie comme pour l’arrangement de ses fleurs et s’il n’avait pas fait ce sale mariage ! » Et brusquement, les yeux enfiévrés par l’absorption d’une rêverie tournée vers le passé, avec le nerveux taquinage, dans l’allongement maniaque de ses phalanges, du floche des manches de son corsage, c’est, dans le contournement de sa pose endolorie, comme un admirable tableau qui n’a, je crois, jamais été peint, et où se liraient toute la révolte contenue, toutes les susceptibilités rageuses d’une amie outragée dans les délicatesses, dans la pudeur de la femme. Là-dessus elle nous parle de l’admirable portrait qu’Elstir a fait pour elle, le portrait de la famille Collard, portrait donné par elle au Luxembourg au moment de sa brouille avec le peintre, confessant que c’est elle qui a donné au peintre l’idée de faire l’homme en habit pour obtenir tout ce beau bouillonnement du linge et qui a choisi la robe de velours de la femme, robe faisant un appui au milieu de tout le papillotage des nuances claires des tapis, des fleurs, des fruits, des robes de gaze des fillettes pareilles à des tutus de danseuses. Ce serait elle aussi qui aurait donné l’idée de ce coiffage, idée dont on a fait ensuite honneur à l’artiste, idée qui consistait, en somme, à peindre la femme, non pas en représentation mais surprise dans l’intime de sa vie de tous les jours. « Je lui disais : Mais dans la femme qui se coiffe, qui s’essuie la figure, qui se chauffe les pieds, quand elle ne croit pas être vue, il y a un tas de mouvements intéressants, des mouvements d’une grâce tout à fait léonardesque ! » Mais sur un signe de Verdurin indiquant le réveil de ces indignations comme malsain pour la grande nerveuse que serait au fond sa femme, Swann me fait admirer le collier de perles noires porté par la maîtresse de la maison et achetées par elle, toutes blanches, à la vente d’un descendant de Mme de La Fayette à qui elles auraient été données par Henriette d’Angleterre, perles devenues noires à la suite d’un incendie qui détruisit une partie de la maison que les Verdurin habitaient dans une rue dont je ne me rappelle plus le nom, incendie après lequel fut retrouvé le coffret où étaient ces perles, mais devenues entièrement noires. « Et je connais le portrait de ces perles, aux épaules mêmes de Mme de La Fayette, oui, parfaitement, leur portrait, insista Swann devant les exclamations des convives un brin ébahis, leur portrait authentique, dans la collection du duc de Guermantes. » Une collection qui n’a pas son égale au monde, proclame-t-il, et que je devrais aller voir, une collection héritée par le célèbre duc, qui était son neveu préféré, de Mme de Beausergent sa tante, de Mme de Beausergent depuis Mme d’Hayfeld, la sœur de la marquise de Villeparisis et de la princesse de Hanovre. Mon frère et moi nous l’avons tant aimé autrefois sous les traits du charmant bambin appelé Basin, qui est bien en effet le prénom du duc. Là-dessus, le docteur Cottard, avec une finesse qui décèle chez lui l’homme tout à fait distingué, ressaute à l’histoire des perles et nous apprend que des catastrophes de ce genre produisent dans le cerveau des gens des altérations tout à fait pareilles à celles qu’on remarque dans la matière inanimée et cite d’une façon vraiment plus philosophique que ne feraient bien des médecins le propre valet de chambre de Mme Verdurin qui, dans l’épouvante de cet incendie où il avait failli périr, était devenu un autre homme, ayant une écriture tellement changée qu’à la première lettre que ses maîtres, alors en Normandie, reçurent de lui leur annonçant l’événement, ils crurent à la mystification d’un farceur. Et pas seulement une autre écriture, selon Cottard, qui prétend que de sobre cet homme était devenu si abominablement pochard que Mme Verdurin avait été obligée de le renvoyer. Et la suggestive dissertation passa, sur un signe gracieux de la maîtresse de maison, de la salle à manger au fumoir vénitien dans lequel Cottard me dit avoir assisté à de véritables dédoublements de la personnalité, nous citant le cas d’un de ses malades, qu’il s’offre aimablement à m’amener chez moi et à qui il suffisait qu’il touchât les tempes pour l’éveiller à une seconde vie, vie pendant laquelle il ne se rappelait rien de la première, si bien que, très honnête homme dans celle-là, il y aurait été plusieurs fois arrêté pour des vols commis dans l’autre où il serait tout simplement un abominable gredin. Sur quoi Mme Verdurin remarque finement que la médecine pourrait fournir des sujets plus vrais à un théâtre où la cocasserie de l’imbroglio reposerait sur des méprises pathologiques, ce qui, de fil en aiguille, amène Mme

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