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que je la plains! je sais ce que c’est que de rester orpheline à l’âge où l’on entre dans la vie! J’avais seize ans quand j’ai perdu mon père… et encore, moi, à sa mort, j’ai hérité d’une grande fortune, tandis que cette pauvre enfant se trouve sans doute dans la misère…

      – Oh! quant à cela, rassurez-vous, chère madame. Elle est riche.

      – Vraiment? demanda l’étrangère avec une vivacité qui surprit beaucoup Gémozac.

      – Oui, répondit Fresnay, elle est très riche, et pourtant le père n’avait pas le sou. Il s’est trouvé qu’il avait inventé je ne sais quel appareil pour les machines à vapeur et que cette invention rapportera énormément d’argent à sa fille. Julien vous expliquera cela beaucoup mieux que moi, car son père était l’associé du défunt… il est maintenant l’associé de l’orpheline…

      – Finiras-tu cette conversation stupide? s’écria Julien, exaspéré par les bavardages intempestifs de son malencontreux camarade, qui semblait prendre à tâche de l’irriter en parlant de mademoiselle Monistrol à une inconnue très suspecte.

      – Pardonnez moi, monsieur, dit doucement cette singulière créature Je vous ai affligé, sans le vouloir, en interrogeant votre ami sur une personne à laquelle vous vous intéressez. Je regrette beaucoup de vous avoir fait de la peine. J’ai eu tort aussi de m’asseoir à votre table, car vous avez dû me juger fort mal. C’est la faute de mon caractère et de l’éducation que j’ai reçue. Je suis accoutumée à ne jamais me contraindre et à ne mesurer ni la portée de mes paroles, ni la portée de mes actes. Mais je vous supplie de ne pas me prendre pour une aventurière. Je suis la veuve du comte de Lugos. J’habite au Grand-Hôtel, jusqu’à ce que j’aie trouvé une installation plus convenable, et, si vous voulez bien venir m’y voir, j’espère que vous changerez d’opinion sur mon compte. Je vous présenterai mon compatriote, M. Tergowitz, que j’espérais rencontrer ici, ce soir.

      – Et moi, s’écria Fresnay, est-ce que vous me fermerez votre porte?

      – Non, monsieur, car j’espère que vous allez me dire votre nom.

      – C’est juste. Je vous ai présenté mon ami Gémozac, et comme il ne me paraît pas disposé à me rendre la pareille, je vais me présenter moi-même… Alfred, baron de Fresnay, vingt-neuf ans, orphelin, célibataire et propriétaire en Anjou… À nous deux, Julien et moi nous représentons la noblesse et le tiers-état… mais je troquerais volontiers les revenus de ma baronnie contre les millions du père Gémozac, qui reviendront un jour à son fils unique, ici présent.

      – Il me suffit de savoir que j’ai affaire à deux gentlemen. Je serais charmée, messieurs, de vous recevoir; mais je doute que vous gardiez le souvenir d’une rencontre due au hasard…

      – Je vous prouverai le contraire, et bientôt, dit chaleureusement Fresnay, qui s’emballait de plus en plus sur la belle aux cheveux roux.

      Julien ne dit mot. Il ne croyait pas aux beaux discours de la dame, et cette soi-disant comtesse hongroise lui faisait de plus en plus l’effet d’être tout simplement une intrigante. Il commençait même à soupçonner qu’elle avait ses raisons pour s’adresser à eux, et il maudissait l’indiscrétion d’Alfred, qui s’amusait à la renseigner, et qui ne paraissait pas disposé à s’arrêter en si beau chemin.

      – Du reste, reprit cet incorrigible bavard, je compte, chère madame, que nous allons vous offrir, dès ce soir, une excursion intéressante. Après le concert, je vous montrerai, si vous le permettez, un des coins les plus bizarres du Paris nocturne.

      – En attendant, dit l’étrangère sans se prononcer, je vous prie de me laisser jouir d’un spectacle tout nouveau pour moi. Est-ce qu’on ne chantera plus? Les dames de toutes couleurs s’en vont… et la scène reste vide.

      – Elles reviendront, mais nous allons d’abord avaler des exercices de trapèze qui ne vous amuseront guère.

      – Pardon! j’aime beaucoup les gymnastes, et je suis très curieuse de voir si ceux-là sont aussi forts que les nôtres.

      – Gymnastes! répéta mentalement Gémozac. Elle emploie le mot propre et elle parle un français très correct! D’où sort-elle? Jamais je ne me déciderai à croire que c’est une femme du vrai monde… quelque institutrice déclassée peut-être… ce fou d’Alfred tirera la chose au clair… sans que je m’en mêle…

      Alfred continuait à boire pour s’exciter et la problématique comtesse suivait, avec une attention marquée, le travail de deux artistes en maillot couleur chair, en caleçon de velours noir et en bottines frangées d’argent, qui exécutaient sur une barre fixe les tours les plus extraordinaires, pirouettant, voltigeant, se balançant accrochés par les mains, par les dents, par la nuque ou par les jarrets.

      Elle s’y connaissait sans doute, car tantôt elle approuvait d’un hochement de tête un saut bien réussi, tantôt elle faisait la moue lorsque l’exécution d’une cabriole difficile laissait à désirer.

      La chaise que le galant Fresnay lui avait cédée était tout près de la balustrade. La dame, absorbée par ce spectacle intéressant, finit par s’accouder sur cette clôture en bois, sans plus se préoccuper des deux jeunes gens assis à la même table qu’elle. Julien ne la voyait plus que de profil et Alfred ne la voyait plus du tout, car elle lui tournait le dos.

      Les dîneurs des deux sexes qui remplissaient la terrasse ne s’occupaient pas de ce trio mal assorti. Mais les deux amis échangeaient des signes que la Hongroise, placée comme elle l’était, ne pouvait pas apercevoir.

      – Décampons le plus tôt possible, mimait Julien. Je ne veux pas m’accointer de cette femme toute la soirée.

      – Elle me plaît, répondait Alfred par des jeux de physionomie. Va-t’en, si tu veux! moi, je reste et je pousserai l’aventure jusqu’au bout.

      Et personne ne bougeait, quoique Julien enrageât de tout son cœur. Il aurait voulu s’esquiver sans bruit, mais il devinait que, s’il se levait, l’insupportable Alfred l’interpellerait, que la dame se mettrait de la partie et qu’une explication s’ensuivrait. Il faudrait donner des raisons pour motiver ce départ précipité, et il n’en trouvait pas de bonnes, car Alfred savait parfaitement que son camarade n’avait rien à faire ce soir-là.

      Tout en maugréant, à part lui, Julien, accoté comme l’étrangère à la balustrade, regarda au-dessous de lui, et il avisa en bas un monsieur qui, au lieu de suivre des yeux le spectacle, faisait face à la terrasse et levait la tête en l’air, comme s’il eût cherché quelqu’un parmi les dîneurs.

      Ce monsieur était jeune, bien tourné, bien vêtu, bien ganté, et il n’y avait pas lieu de s’étonner qu’il passât en revue les jolies horizontales attablées au-dessus de sa tête.

      Mais Julien s’aperçut bien vite qu’il observait uniquement la prétendue comtesse et qu’il devait la connaître, car il fit un geste qui ne pouvait s’adresser qu’à elle et qui voulait dire, selon toute apparence: «Très bien! j’ai compris; c’est convenu.»

      Julien avait surpris la fin d’un entretien muet, et cette découverte le mit encore plus en défiance.

      – Bonsoir, les gymnastes! s’écria Fresnay. Les voilà partis. On baisse le rideau… nous allons retomber dans les fortes chanteuses et dans les ténors légers. Madame la comtesse tient-elle beaucoup à les entendre?

      – Mon Dieu, non, répondit l’étrangère. Mon compatriote n’arrive pas et il est inutile que je l’attende, car je commence à croire qu’il a oublié notre rendez-vous.

      – Heureusement, je suis là pour vous servir, chère madame, et je vous promets de vous faire voir du nouveau, si vous voulez bien vous en rapporter à moi.

      – Je ne dis pas non… à condition que votre ami sera de l’expédition.

      – N’y comptez pas, dit vivement Julien.

      – Tu

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