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notre vie chacun de notre côté. » Un nouveau sanglot de l'invisible Jacques vint interrompre M. Eyssette ; mais il était tellement ému lui-même qu'il ne se fâcha pas. Il fit seulement signe à Daniel de fermer la porte, et, la porte fermée, il reprit :

      «Voici donc ce que j'ai décidé : jusqu'à nouvel ordre, ta mère va s'en aller vivre dans le Midi, chez son frère, l'oncle Baptiste. Jacques restera à Lyon ; il a trouvé un petit emploi au mont-de-piété, Moi, j'entre commis voyageur à la Société vinicole… Quant à toi, mon pauvre enfant, il va falloir aussi que tu gagnes ta vie… Justement, je reçois une lettre du recteur qui te propose une place de maître d'étude ; tiens, lis ! » Le petit Chose prit la lettre.

      « D'après ce que je vois, dit-il tout en lisant, je n'ai pas de temps à perdre.

      – Il faudrait partir demain.

      – C'est bien, je partirai… » Là-dessus le petit Chose replia la lettre et la rendit à son père d'une main qui ne tremblait pas. C'était un grand philosophe, comme vous voyez.

      À ce moment, Mme Eyssette entra dans le magasin, puis Jacques timidement derrière elle… Tous deux s'approchèrent du petit Chose et l'embrassèrent en silence depuis la veille ils étaient au courant de ce qui se passait, «Qu'on s'occupe de sa malle ! fit brusquement M. Eyssette, il part demain matin par le bateau. » Mme Eyssette poussa un gros soupir, Jacques esquissa un sanglot, et tout fut dit.

      On commençait à être fait au malheur dans cette maison-là.

      Le lendemain de cette journée mémorable, toute la famille accompagna le petit Chose au bateau. Par une coïncidence singulière, c'était le même bateau qui avait amené les Eyssette à Lyon six ans auparavant. Capitaine Géniès, maître coq Montélimart ! Naturellement on se rappela le parapluie d'Annou, le perroquet de Robinson, et quelques autres épisodes du débarquement… Ces souvenirs égayèrent un peu ce triste départ, et amenèrent l'ombre d'un sourire sur les lèvres de Mme Eyssette.

      Tout à coup la cloche sonna. Il fallait partir.

      Le petit Chose, s'arrachant aux étreintes de ses amis, franchit bravement la passerelle.

      «Sois sérieux, lui cria son père.

      – Ne sois pas malade », dit Mme Eyssette.

      Jacques voulait parler, mais il ne put pas ; il pleurait trop.

      Le petit Chose ne pleurait pas, lui. Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, c'était un grand philosophe, et positivement les philosophes ne doivent pas s'attendrir…

      Et pourtant, Dieu sait s'il les aimait, ces chères créatures qu'il laissait derrière lui, dans le brouillard.

      Dieu sait s'il aurait donné volontiers pour elles tout son sang et toute sa chair… Mais que voulez-vous ? La joie de quitter Lyon, le mouvement du bateau, l'ivresse du voyage, l'orgueil de se sentir homme homme libre, homme fait, voyageant seul et gagnant sa vie – tout cela grisait le petit Chose et l'empêchait de songer, comme il aurait dû, aux trois êtres chéris qui sanglotaient là-bas, debout sur les quais du Rhône…

      Ah ! ce n'étaient pas des philosophes, ces trois-là.

      D'un œil anxieux et plein de tendresse, ils suivaient la marche asthmatique du navire, et son panache de fumée n'était pas plus gros qu'une hirondelle à l'horizon, qu'ils criaient encore : « Adieu ! Adieu ! » en faisant des signes. Pendant ce temps, monsieur le philosophe se promenait de long en large sur le pont, les mains dans les poches, la tête au vent. Il sifflotait, crachait très loin, regardait les dames sous le nez, inspectait la manœuvre, marchait des épaules comme un gros homme, se trouvait charmant. Avant qu'on fût seulement à Vienne, il avait appris au maître coq Montélimart et à ses deux marmitons qu'il était dans l'Université et qu'il y gagnait fort bien sa vie… Ces messieurs lui en firent compliment. Cela le rendit très fier.

      Une fois, en se promenant d'un bout à l'autre du navire, notre philosophe heurta du pied, à l'avant, près de la grosse cloche, un paquet de cordes sur lequel, à six ans de là, Robinson Crusoé était venu s'asseoir pendant de longues heures, son perroquet entre les jambes. Ce paquet de cordes le fit beaucoup rire et un peu rougir.

      « Que je devais être ridicule, pensait-il, de traîner partout avec moi cette grande cage peinte en bleu et ce perroquet fantastique… » Pauvre philosophe ! il ne se doutait pas que pendant toute sa vie il était condamné à traîner ainsi ridiculeusement cette cage peinte en bleu, couleur d'illusion, et ce perroquet vert, couleur d'espérance.

      Hélas ! à l'heure où j'écris ces lignes, le malheureux garçon la porte encore, sa grande cage peinte en bleu. Seulement de jour en jour l'azur des barreaux s'écaille et le perroquet vert est aux trois quarts déplumé, pécaire ! Le premier soin du petit Chose, en arrivant dans sa ville natale, fut de se rendre à l'Académie, où logeait M. le recteur.

      Ce recteur, ami d'Eyssette père, était un grand beau vieux, alerte et sec, n'ayant rien qui sentît le pédant, ni quoi que ce fût de semblable. Il accueillit Eyssette fils avec une grande bienveillance. Toutefois, quand on l'introduisit dans son cabinet, le brave homme ne put retenir un geste de surprise.

      « Ah ! mon Dieu ! dit-il, comme il est petit !» Le fait est que le petit Chose était ridiculeusement petit ; et puis, l'air si jeune, si mauviette.

      L'exclamation du recteur lui porta un coup terrible. « Ils ne vont pas vouloir de moi », pensa-t-il. Et tout son corps se mit à trembler.

      Heureusement, comme s'il eût deviné ce qui se passait dans cette pauvre petite cervelle, le recteur reprit :

      «Approche ici, mon garçon… Nous allons donc faire de toi un maître d'étude… À ton âge, avec cette taille et cette figure-là, le métier te sera plus dur qu'à un autre… Mais enfin, puisqu'il le faut, puisqu'il faut que tu gagnes ta vie, mon cher enfant, nous arrangerons cela pour le mieux… En commençant, on ne te mettra pas dans une grande baraque… Je vais t'envoyer dans un collège communal, à quelques lieues d'ici, à Sarlande, en pleine montagne… Là tu feras ton apprentissage d'homme, tu t'aguerriras au métier, tu grandiras, tu prendras de la barbe ; puis le poil venu, nous verrons !» Tout en parlant, M. le recteur écrivait au principal du collège de Sarlande pour lui présenter son protégé. La lettre terminée, il la remit au petit Chose et l'engagea à partir le jour même ; là-dessus, il lui donna quelques sages conseils et le congédia d'une tape amicale sur la joue en lui promettant de ne pas le perdre de vue.

      Voilà mon petit Chose bien content. Quatre à quatre il dégringole l'escalier séculaire de l'Académie et s'en va d'une haleine retenir sa place pour Sarlande.

      La diligence ne part que dans l'après-midi ; encore quatre heures à attendre ! Le petit Chose en profite pour aller parader au soleil sur l'esplanade et se montrer à ses compatriotes. Ce premier devoir accompli, il songe à prendre quelque nourriture et se met en quête d'un cabaret à portée de son escarcelle…

      Juste en face les casernes, il en avise un propret, reluisant, avec une belle enseigne toute neuve :

      Au Compagnon du tour de France.

      « Voici mon affaire », se dit-il. Et, après quelques minutes d'hésitation – c'est la première fois que le petit Chose entre dans un restaurant – il pousse résolument la porte.

      Le cabaret est désert pour le moment. Des murs peints à la chaux…, quelques tables de chêne… Dans un coin de longues cannes de compagnons, à bout de cuivre, ornées de rubans multicolores… Au comptoir, un gros homme qui ronfle, le nez dans un journal.

      « Holà ! quelqu'un ! » dit le petit Chose, en frappant de son poing fermé sur les tables, comme un vieux coureur de tavernes.

      Le gros homme du comptoir ne se réveille pas pour si peu ; mais du fond de l'arrière-boutique, la cabaretière

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