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devez donc, disais-je, avoir besoin de conserver ce que vous avez, si forte que soit cette somme ; mais vous devez avoir besoin aussi de vous perfectionner dans les exercices qui conviennent à un gentilhomme. J’écrirai dès aujourd’hui une lettre au directeur de l’académie royale, et dès demain il vous recevra sans rétribution aucune. Ne refusez pas cette petite douceur. Nos gentilshommes les mieux nés et les plus riches la sollicitent quelquefois, sans pouvoir l’obtenir. Vous apprendrez le manège du cheval, l’escrime et la danse ; vous y ferez de bonnes connaissances, et de temps en temps vous reviendrez me voir pour me dire où vous en êtes et si je puis faire quelque chose pour vous.»

      D’Artagnan, tout étranger qu’il fût encore aux façons de cour, s’aperçut de la froideur de cet accueil.

      «Hélas, monsieur, dit-il, je vois combien la lettre de recommandation que mon père m’avait remise pour vous me fait défaut aujourd’hui !

      – En effet, répondit M. de Tréville, je m’étonne que vous ayez entrepris un aussi long voyage sans ce viatique obligé, notre seule ressource à nous autres Béarnais.

      – Je l’avais, monsieur, et, Dieu merci, en bonne forme, s’écria d’Artagnan ; mais on me l’a perfidement dérobé.»

      Et il raconta toute la scène de Meung, dépeignit le gentilhomme inconnu dans ses moindres détails, le tout avec une chaleur, une vérité qui charmèrent M. de Tréville.

      «Voilà qui est étrange, dit ce dernier en méditant ; vous aviez donc parlé de moi tout haut ?

      – Oui, monsieur, sans doute j’avais commis cette imprudence ; que voulez-vous, un nom comme le vôtre devait me servir de bouclier en route : jugez si je me suis mis souvent à couvert !»

      La flatterie était fort de mise alors, et M. de Tréville aimait l’encens comme un roi ou comme un cardinal. Il ne put donc s’empêcher de sourire avec une visible satisfaction, mais ce sourire s’effaça bientôt, et revenant de lui-même à l’aventure de Meung :

      «Dites-moi, continua-t-il, ce gentilhomme n’avait-il pas une légère cicatrice à la tempe ?

      – Oui, comme le ferait l’éraflure d’une balle.

      – N’était-ce pas un homme de belle mine ?

      – Oui.

      – De haute taille ?

      – Oui.

      – Pâle de teint et brun de poil ?

      – Oui, oui, c’est cela. Comment se fait-il, monsieur, que vous connaissiez cet homme ? Ah ! si jamais je le retrouve, et je le retrouverai, je vous le jure, fût-ce en enfer…

      – Il attendait une femme ? continua Tréville.

      – Il est du moins parti après avoir causé un instant avec celle qu’il attendait.

      – Vous ne savez pas quel était le sujet de leur conversation ?

      – Il lui remettait une boîte, lui disait que cette boîte contenait ses instructions, et lui recommandait de ne l’ouvrir qu’à Londres.

      – Cette femme était anglaise ?

      – Il l’appelait Milady.

      – C’est lui ! murmura Tréville, c’est lui ! je le croyais encore à Bruxelles !

      – Oh ! monsieur, si vous savez quel est cet homme, s’écria d’Artagnan, indiquez-moi qui il est et d’où il est, puis je vous tiens quitte de tout, même de votre promesse de me faire entrer dans les mousquetaires ; car avant toute chose je veux me venger.

      – Gardez-vous-en bien, jeune homme, s’écria Tréville ; si vous le voyez venir, au contraire, d’un côté de la rue, passez de l’autre ! Ne vous heurtez pas à un pareil rocher : il vous briserait comme un verre.

      – Cela n’empêche pas, dit d’Artagnan, que si jamais je le retrouve…

      – En attendant, reprit Tréville, ne le cherchez pas, si j’ai un conseil à vous donner.»

      Tout à coup Tréville s’arrêta, frappé d’un soupçon subit. Cette grande haine que manifestait si hautement le jeune voyageur pour cet homme, qui, chose assez peu vraisemblable, lui avait dérobé la lettre de son père, cette haine ne cachait-elle pas quelque perfidie ? ce jeune homme n’était-il pas envoyé par Son Éminence ? ne venait-il pas pour lui tendre quelque piège ? ce prétendu d’Artagnan n’était-il pas un émissaire du cardinal qu’on cherchait à introduire dans sa maison, et qu’on avait placé près de lui pour surprendre sa confiance et pour le perdre plus tard, comme cela s’était mille fois pratiqué ? Il regarda d’Artagnan plus fixement encore cette seconde fois que la première. Il fut médiocrement rassuré par l’aspect de cette physionomie pétillante d’esprit astucieux et d’humilité affectée.

      «Je sais bien qu’il est Gascon, pensa-t-il ; mais il peut l’être aussi bien pour le cardinal que pour moi. Voyons, éprouvons-le.»

      «Mon ami, lui dit-il lentement, je veux, comme au fils de mon ancien ami, car je tiens pour vraie l’histoire de cette lettre perdue, je veux, dis-je, pour réparer la froideur que vous avez d’abord remarquée dans mon accueil, vous découvrir les secrets de notre politique. Le roi et le cardinal sont les meilleurs amis ; leurs apparents démêlés ne sont que pour tromper les sots. Je ne prétends pas qu’un compatriote, un joli cavalier, un brave garçon, fait pour avancer, soit la dupe de toutes ces feintises et donne comme un niais dans le panneau, à la suite de tant d’autres qui s’y sont perdus. Songez bien que je suis dévoué à ces deux maîtres tout-puissants, et que jamais mes démarches sérieuses n’auront d’autre but que le service du roi et celui de M. le cardinal, un des plus illustres génies que la France ait produits. Maintenant, jeune homme, réglez-vous là-dessus, et si vous avez, soit de famille, soit par relations, soit d’instinct même, quelqu’une de ces inimitiés contre le cardinal telles que nous les voyons éclater chez les gentilshommes, dites-moi adieu, et quittons-nous. Je vous aiderai en mille circonstances, mais sans vous attacher à ma personne. J’espère que ma franchise, en tout cas, vous fera mon ami ; car vous êtes jusqu’à présent le seul jeune homme à qui j’aie parlé comme je le fais.»

      Tréville se disait à part lui :

      «Si le cardinal m’a dépêché ce jeune renard, il n’aura certes pas manqué, lui qui sait à quel point je l’exècre, de dire à son espion que le meilleur moyen de me faire la cour est de me dire pis que pendre de lui ; aussi, malgré mes protestations, le rusé compère va-t-il me répondre bien certainement qu’il a l’Éminence en horreur.»

      Il en fut tout autrement que s’y attendait Tréville ; d’Artagnan répondit avec la plus grande simplicité :

      «Monsieur, j’arrive à Paris avec des intentions toutes semblables. Mon père m’a recommandé de ne souffrir rien du roi, de M. le cardinal et de vous, qu’il tient pour les trois premiers de France.»

      D’Artagnan ajoutait M. de Tréville aux deux autres, comme on peut s’en apercevoir, mais il pensait que cette adjonction ne devait rien gâter.

      «J’ai donc la plus grande vénération pour M. le cardinal, continua-t-il, et le plus profond respect pour ses actes. Tant mieux pour moi, monsieur, si vous me parlez, comme vous le dites, avec franchise ; car alors vous me ferez l’honneur d’estimer cette ressemblance de goût ; mais si vous avez eu quelque défiance, bien naturelle d’ailleurs, je sens que je me perds en disant la vérité ; mais, tant pis, vous ne laisserez pas que de m’estimer, et c’est à quoi je tiens plus qu’à toute chose au monde.»

      M. de Tréville fut surpris au dernier point. Tant de pénétration, tant de franchise enfin, lui causait de l’admiration, mais ne levait pas entièrement ses doutes : plus ce jeune homme était supérieur aux autres jeunes gens, plus il était à redouter s’il se trompait. Néanmoins il serra la main à d’Artagnan, et lui dit :

      «Vous êtes un honnête garçon, mais dans ce moment je ne puis faire que ce que je vous ai offert tout à l’heure.

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