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plus au monde des eaux, la princesse cessant d’être une néréide apparut enturbannée de blanc et de bleu comme quelque merveilleuse tragédienne costumée en Zaïre ou peut-être en Orosmane ; puis quand elle se fut assise au premier rang, je vis que le doux nid d’alcyon qui protégeait tendrement la nacre rose de ses joues était, douillet, éclatant et velouté, un immense oiseau de paradis.

      Cependant mes regards furent détournés de la baignoire de la princesse de Guermantes par une petite femme mal vêtue, laide, les yeux en feu, qui vint, suivie de deux jeunes gens, s’asseoir à quelques places de moi. Puis le rideau se leva. Je ne pus constater sans mélancolie qu’il ne me restait rien de mes dispositions d’autrefois quand, pour ne rien perdre du phénomène extraordinaire que j’aurais été contempler au bout du monde, je tenais mon esprit préparé comme ces plaques sensibles que les astronomes vont installer en Afrique, aux Antilles, en vue de l’observation scrupuleuse d’une comète ou d’une éclipse ; quand je tremblais que quelque nuage (mauvaise disposition de l’artiste, incident dans le public) empêchât le spectacle de se produire dans son maximum d’intensité ; quand j’aurais cru ne pas y assister dans les meilleures conditions si je ne m’étais pas rendu dans le théâtre même qui lui était consacré comme un autel, où me semblaient alors faire encore partie, quoique partie accessoire, de son apparition sous le petit rideau rouge, les contrôleurs à œillet blanc nommés par elle, le soubassement de la nef au-dessus d’un parterre plein de gens mal habillés, les ouvreuses vendant un programme avec sa photographie, les marronniers du square, tous ces compagnons, ces confidents de mes impressions d’alors et qui m’en semblaient inséparables. Phèdre, la « Scène de la Déclaration », la Berma avaient alors pour moi une sorte d’existence absolue. Situées en retrait du monde de l’expérience courante, elles existaient par elles-mêmes, il me fallait aller vers elles, je pénétrerais d’elles ce que je pourrais, et en ouvrant mes yeux et mon âme tout grands j’en absorberais encore bien peu. Mais comme la vie me paraissait agréable ! l’insignifiance de celle que je menais n’avait aucune importance, pas plus que les moments où on s’habille, où on se prépare pour sortir, puisque au delà existait, d’une façon absolue, bonnes et difficiles à approcher, impossibles à posséder tout entières, ces réalités plus solides, Phèdre, la manière dont disait la Berma. Saturé par ces rêveries sur la perfection dans l’art dramatique desquelles on eût pu extraire alors une dose importante, si l’on avait dans ces temps-là analysé mon esprit à quelque minute du jour et peut-être de la nuit que ce fût, j’étais comme une pile qui développe son électricité. Et il était arrivé un moment où malade, même si j’avais cru en mourir, il aurait fallu que j’allasse entendre la Berma. Mais maintenant, comme une colline qui au loin semble faite d’azur et qui de près rentre dans notre vision vulgaire des choses, tout cela avait quitté le monde de l’absolu et n’était plus qu’une chose pareille aux autres, dont je prenais connaissance parce que j’étais là, les artistes étaient des gens de même essence que ceux que je connaissais, tâchant de dire le mieux possible ces vers de Phèdre qui, eux, ne formaient plus une essence sublime et individuelle, séparée de tout, mais des vers plus ou moins réussis, prêts à rentrer dans l’immense matière de vers français où ils étaient mêlés. J’en éprouvais un découragement d’autant plus profond que si l’objet de mon désir têtu et agissant n’existait plus, en revanche les mêmes dispositions à une rêverie fixe, qui changeait d’année en année, mais me conduisait à une impulsion brusque, insoucieuse du danger, persistaient. Tel jour où, malade, je partais pour aller voir dans un château un tableau d’Elstir, une tapisserie gothique, ressemblait tellement au jour où j’avais dû partir pour Venise, à celui où j’étais allé entendre la Berma, ou parti pour Balbec, que d’avance je sentais que l’objet présent de mon sacrifice me laisserait indifférent au bout de peu de temps, que je pourrais alors passer très près de lui sans aller regarder ce tableau, ces tapisseries pour lesquelles j’eusse en ce moment affronté tant de nuits sans sommeil, tant de crises douloureuses. Je sentais par l’instabilité de son objet la vanité de mon effort, et en même temps son énormité à laquelle je n’avais pas cru, comme ces neurasthéniques dont on double la fatigue en leur faisant remarquer qu’ils sont fatigués. En attendant, ma songerie donnait du prestige à tout ce qui pouvait se rattacher à elle. Et même dans mes désirs les plus charnels toujours orientés d’un certain côté, concentrés autour d’un même rêve, j’aurais pu reconnaître comme premier moteur une idée, une idée à laquelle j’aurais sacrifié ma vie, et au point le plus central de laquelle, comme dans mes rêveries pendant les après-midi de lecture au jardin à Combray, était l’idée de perfection.

      Je n’eus plus la même indulgence qu’autrefois pour les justes intentions de tendresse ou de colère que j’avais remarquées alors dans le débit et le jeu d’Aricie, d’Ismène et d’Hippolyte. Ce n’est pas que ces artistes – c’étaient les mêmes – ne cherchassent toujours avec la même intelligence à donner ici à leur voix une inflexion caressante ou une ambiguïté calculée, là à leurs gestes une ampleur tragique ou une douceur suppliante. Leurs intonations commandaient à cette voix : « Sois douce, chante comme un rossignol, caresse » ; ou au contraire : « Fais-toi furieuse », et alors se précipitaient sur elle pour tâcher de l’emporter dans leur frénésie. Mais elle, rebelle, extérieure à leur diction, restait irréductiblement leur voix naturelle, avec ses défauts ou ses charmes matériels, sa vulgarité ou son affectation quotidiennes, et étalait ainsi un ensemble de phénomènes acoustiques ou sociaux que n’avait pas altéré le sentiment des vers récités.

      De même le geste de ces artistes disait à leurs bras, à leur péplum : « Soyez majestueux. » Mais les membres insoumis laissaient se pavaner entre l’épaule et le coude un biceps qui ne savait rien du rôle ; ils continuaient à exprimer l’insignifiance de la vie de tous les jours et à mettre en lumière, au lieu des nuances raciniennes, des connexités musculaires ; et la draperie qu’ils soulevaient retombait selon une verticale où ne le disputait aux lois de la chute des corps qu’une souplesse insipide et textile. À ce moment la petite dame qui était près de moi s’écria :

      – Pas un applaudissement ! Et comme elle est ficelée ! Mais elle est trop vieille, elle ne peut plus, on renonce dans ces cas-là.

      Devant les « chut » des voisins, les deux jeunes gens qui étaient avec elle tâchèrent de la faire tenir tranquille, et sa fureur ne se déchaînait plus que dans ses yeux. Cette fureur ne pouvait d’ailleurs s’adresser qu’au succès, à la gloire, car la Berma qui avait gagné tant d’argent n’avait que des dettes. Prenant toujours des rendez-vous d’affaires ou d’amitié auxquels elle ne pouvait pas se rendre, elle avait dans toutes les rues des chasseurs qui couraient décommander dans les hôtels des appartements retenus à l’avance et qu’elle ne venait jamais occuper, des océans de parfums pour laver ses chiennes, des dédits à payer à tous les directeurs. À défaut de frais plus considérables, et moins voluptueuse que Cléopâtre, elle aurait trouvé le moyen de manger en pneumatiques et en voitures de l’Urbaine des provinces et des royaumes. Mais la petite dame était une actrice qui n’avait pas eu de chance et avait voué une haine mortelle à la Berma. Celle-ci venait d’entrer en scène. Et alors, ô miracle, comme ces leçons que nous nous sommes vainement épuisés à apprendre le soir et que nous retrouvons en nous, sues par cœur, après que nous avons dormi, comme aussi ces visages des morts que les efforts passionnés de notre mémoire poursuivent sans les retrouver, et qui, quand nous ne pensons plus à eux, sont là devant nos yeux, avec la ressemblance de la vie, le talent de la Berma qui m’avait fui quand je cherchais si avidement à en saisir l’essence, maintenant, après ces années d’oubli, dans cette heure d’indifférence, s’imposait avec la force de l’évidence à mon admiration. Autrefois, pour tâcher d’isoler ce talent, je défalquais en quelque sorte de ce que j’entendais le rôle lui-même, le rôle, partie commune à toutes les actrices qui jouaient Phèdre et que j’avais étudié d’avance pour que je fusse capable de le soustraire, de ne recueillir comme résidu que le talent de Mme Berma. Mais ce talent que je cherchais à apercevoir en dehors du rôle, il ne faisait qu’un avec lui. Tel pour un grand musicien (il paraît que c’était le cas pour Vinteuil quand il jouait du piano), son jeu est d’un

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