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a dit sa pensée. Le comte Roland, qui ne s’y accorde point, tout droit se dresse et vient y contredire. Il dit au roi : « Malheur si vous en croyez Marsile ! Voilà sept ans tous pleins que nous vînmes en Espagne. Je vous ai conquis et Noples et Commibles ; j’ai pris Valterne et la terre de Pine et Balaguer et Tudèle et Sezille. Alors le roi Marsile fit une grande trahison : de ses païens il en envoya quinze, et chacun portait une branche d’olivier, et ils vous disaient toutes ces mêmes paroles. Vous prîtes le conseil de vos Français. Ils vous conseillèrent assez follement : vous fîtes partir vers le païen deux de vos comtes, l’un était Basan et l’autre Basile ; dans la montagne, sous Haltilie, il prit leur têtes. Faites la guerre comme vous l’avez commencée ! Menez à Saragosse le ban de votre armée ; mettez-y le siège, dût-il durer toute votre vie, et vengez ceux que le félon fit tuer. »

      XV

      L’EMPEREUR tient la tête baissée. Il lisse sa barbe, arrange sa moustache, ne fait à son neveu, bonne ou mauvaise, nulle réponse. Les Français se taisent, hormis Ganelon. Il se dresse droit sur ses pieds, vient devant Charles. Très fièrement il commence. Il dit au roi : « Malheur, si vous en croyez le truand, moi ou tout autre, qui ne parlerait pas pour votre bien ! Quand le roi Marsile vous mande que, mains jointes, il deviendra votre homme, et qu’il tiendra toute l’Espagne comme un don de votre grâce, et qu’il recevra la loi que nous gardons, celui-là qui vous conseille que nous rejetions un tel accord, peu lui chaut, sire, de quelle mort nous mourrons. Un conseil d’orgueil ne doit pas prévaloir. Laissons les fous, tenons-nous aux sages ! »

      XVI

      Alors Naimes s’avança ; il n’y avait en la cour nul meilleur vassal. Il dit au roi : « Vous l’avez bien entendue, la réponse que vous fit Ganelon ; elle a du sens, il n’y a qu’à la suivre. Le roi Marsile est vaincu dans sa guerre : tous ses châteaux, vous les lui avez ravis ; de vos pierrières vous avez brisé ses murailles ; vous avez brûlé ses cités, vaincu ses hommes. Aujourd’hui qu’il vous mande que vous le receviez à merci, lui en faire pis, ce serait péché. Puisqu’il veut vous donner en garantie des otages, cette grande guerre ne doit pas aller plus avant. » Les Français disent : « Le duc a bien parlé ! »

      XVII

      «SEIGNEURS barons, qui y enverrons-nous, à Saragosse, vers le roi Marsile ? » Le duc Naimes répond : « J’irai, par votre congé : livrez m’en sur l’heure le gant et le bâton. » Le roi dit. « Vous êtes homme de grand conseil ; par cette mienne barbe, vous n’irez pas de sitôt si loin de moi. Retournez vous asseoir, car nul ne vous a requis ! »

      XVIII

      «SEIGNEURS barons, qui pourrons-nous envoyer au Sarrasin qui tient Saragosse ? » Roland répond : « J’y puis aller très bien. – Vous n’irez certes pas », dit le comte Olivier. « Votre cœur est âpre et orgueilleux, vous en viendriez aux prises, j’en ai peur. Si le roi veut, j’y puis aller très bien. » Le roi répond : « Tous deux, taisez-vous ! Ni vous ni lui n’y porterez les pieds. Par cette barbe que vous voyez toute blanche, malheur à qui me nommerait l’un des douze pairs ! » Les Français se taisent, restent tout interdits.

      XIX

      TURPIN de Reims s’est levé, sort du rang, et dit au roi : « Laissez en repos vos Francs ! En ce pays sept ans vous êtes resté : ils y ont beaucoup enduré de peines, beaucoup d’ahan. Mais donnez-moi, sire, le bâton et le gant, et j’irai vers le Sarrasin d’Espagne : je vais voir un peu comme il est fait. » L’empereur répond, irrité : « Allez vous rasseoir sur ce tapis blanc ! N’en parlez plus, si je ne vous l’ordonne ! »

      XX

      «FRANCS chevaliers », dit l’empereur Charles, « élisez-moi un baron de ma terre, qui puisse porter à Marsile mon message. » Roland dit : « Ce sera Ganelon, mon parâtre. » Les Français disent : « Certes il est homme à le faire ; lui écarté, vous n’en verrez pas un plus sage. » Et le comte Ganelon en fut pénétré d’angoisse. De son col il rejette ses grandes peaux de martre ; il reste en son bliaut de soie. Il a les yeux vairs, le visage très fier ; son corps est noble, sa poitrine large : il est si beau que tous ses pairs le contemplent. Il dit à Roland : « Fou ! pourquoi ta frénésie ? Je suis ton parâtre, chacun le sait, et pourtant voici que tu m’as désigné pour aller vers Marsile. Si Dieu donne que je revienne de là-bas, je te ferai tel dommage qui durera aussi longtemps que tu vivras ! » Roland répond : « Ce sont propos d’orgueil et de folie. On le sait bien, je n’ai cure d’une menace ; mais pour un message il faut un homme de sens ; si le roi veut, je suis prêt : je le ferai à votre place. »

      XXI

      GANELON répond. « Tu n’iras pas à ma place ! Tu n’est pas mon vassal, je ne suis pas ton seigneur. Charles commande que je fasse son service : j’irai à Saragosse, vers Marsile ; mais avant que j’apaise ce grand courroux où tu me vois, j’aurai joué quelque jeu de ma façon. » Quand Roland l’entend, il se prend à rire.

      XXII

      QUAND Ganelon voit que Roland s’en rit, il en a si grand deuil qu’il pense éclater de courroux ; peu s’en faut qu’il ne perde le sens. Et il dit au comte : « Je ne vous aime pas, vous qui avez fait tourner sur moi cet injuste choix. Droit empereur, me voici devant vous : je veux accomplir votre commandement.

      XXIII

      J’IRAI à Saragosse ! Il le faut, je le sais bien. Qui va là-bas n’en peut revenir. Sur toutes choses, rappelez-vous que j’ai pour femme votre sœur. J’ai d’elle un fils, le plus beau qui soit. C’est Baudoin », dit-il, « qui sera un preux. C’est à lui que je lègue mes terres et mes fiefs. Prenez-le bien sous votre garde, je ne le reverrai de mes yeux. » Charles répond : « Vous avez le cœur trop tendre. Puisque je le commande, il vous faut aller. »

      XXIV

      LE roi dit : « Ganelon, approchez et recevez le bâton et le gant. Vous l’avez bien entendu : les Francs vous ont choisi. – Sire », dit Ganelon, « c’est Roland qui a tout fait ! Je ne l’aimerai de ma vie, ni Olivier, parce qu’il est son compagnon. Les douze pairs, parce qu’ils l’aiment tant, je les défie, sire, ici, sous votre regard ! » Lé roi dit : « Vous avez trop de courroux. Vous irez certes, puisque je le commande. – J’y puis aller, mais sans nulle sauvegarde, tout comme Basile et son frère Basant. »

      XXV

      L’EMPEREUR lui tend son gant, celui de sa main droite. Mais le comte Ganelon eût voulu n’être pas là. Quand il pensa le prendre, le gant tomba par terre. Les Français disent : « Dieu ! quel signe est-ce là ? De ce message nous viendra une grande perte. – Seigneurs », dit Ganelon, « vous en entendrez des nouvelles ! »

      XXVI

      «SIRE », dit Ganelon, « donnez-moi votre congé. Puisqu’il me faut aller, je n’ai que faire de plus m’attarder. » Et le roi dit : « Allez, par le congé de Jésus et par le mien ! » De sa dextre il l’a absous et signé du signe de la croix. Puis il lui délivra le bâton et le bref.

      XXVII

      LE comte Ganelon s’en va à son campement. Il se pare des équipements les meilleurs qu’il peut trouver. A ses pieds il a fixé des éperons d’or, il ceint à ses flancs Murgleis, son épée. Sur Tachebrun, son destrier, il monte ; son oncle, Guinemer, lui a tenu l’étrier. Là vous eussiez vu tant de chevaliers pleurer, qui tous lui disent : « C’est grand’pitié de votre prouesse ! En la cour du roi vous fûtes un long temps, et l’on vous y tenait pour un noble vassal. Qui vous marqua pour aller là-bas, Charles lui-même ne pourra le protéger ni le sauver. Non, le comte Roland n’eût pas dû songer à vous : vous êtes issu

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