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délibérons plus, dit-il. L’avis ouvert par le doux vieillard Hermas est le seul conforme à mes desseins éternels. Ces oiseaux seront changés en hommes. Je prévois à cela plusieurs inconvénients. Beaucoup entre ces hommes se donneront des torts qu’ils n’auraient pas eus comme pingouins. Certes, leur sort, par l’effet de ce changement, sera bien moins enviable qu’il n’eût été sans ce baptême et cette incorporation à la famille d’Abraham. Mais il convient que ma prescience n’entreprenne pas sur leur libre arbitre. Afin de ne point porter atteinte à la liberté humaine, j’ignore ce que je sais, j’épaissis sur mes yeux les voiles que j’ai percés et, dans mon aveugle clairvoyance, je me laisse surprendre par ce que j’ai prévu.

      Et aussitôt, appelant l’archange Raphaël:

      – Va trouver, lui dit-il, le saint homme Maël; avertis-le de sa méprise et dis-lui que, armé de mon Nom, il change ces pingouins en hommes.

      CHAPITRE VIII. MÉTAMORPHOSE DES PINGOUINS

      L’archange, descendu dans l’île des Pingouins, trouva le saint homme endormi au creux d’un rocher, parmi ses nouveaux disciples. Il lui posa la main sur l’épaule et, l’ayant éveillé, dit d’une voix douce:

      – Maël, ne crains point!

      Et le saint homme, ébloui par une vive lumière, enivré d’une odeur délicieuse, reconnut l’ange du Seigneur et se prosterna le front contre terre.

      Et l’ange dit encore:

      – Maël, connais ton erreur: croyant baptiser des enfants d’Adam, tu as baptisé des oiseaux; et voici que par toi des pingouins sont entrés dans l’Église de Dieu.

      À ces mots, le vieillard demeura stupide.

      Et l’ange reprit:

      – Lève-toi, Maël, arme-toi du Nom puissant du Seigneur et dis à ces oiseaux: «Soyez des hommes!»

      Et le saint homme Maël, ayant pleuré et prié, s’arma du Nom puissant du Seigneur et dit aux oiseaux:

      – Soyez des hommes!

      Aussitôt les pingouins se transformèrent. Leur front s’élargit et leur tête s’arrondit en dôme, comme Sainte-Marie Rotonde dans la ville de Rome. Leurs yeux ovales s’ouvrirent plus grands sur l’univers; un nez charnu habilla les deux fentes de leurs narines; leur bec se changea en bouche et de cette bouche sortit la parole; leur cou s’accourcit et grossit; leurs ailes devinrent des bras et leurs pattes des jambes; une âme inquiète habita leur poitrine.

      Pourtant il leur restait quelques traces de leur première nature. Ils étaient enclins à regarder de côté; ils se balançaient sur leurs cuisses trop courtes; leur corps restait couvert d’un fin duvet.

      Et Maël rendit grâces au Seigneur de ce qu’il avait incorporé ces pingouins à la famille d’Abraham.

      Mais il s’affligea à la pensée que, bientôt, il quitterait cette île pour n’y plus revenir et que, loin de lui, peut-être, la foi des pingouins périrait, faute de soins, comme une plante trop jeune et trop tendre. Et il conçut l’idée de transporter leur île sur les côtes d’Armorique.

      – J’ignore les desseins de la Sagesse éternelle, se dit-il. Mais si Dieu veut que l’île soit transportée, qui pourrait empêcher qu’elle le fût?

      Et le saint homme du lin de son étole fila une corde très mince, d’une longueur de quarante pieds. Il noua un bout de cette corde autour d’une pointe de rocher qui perçait le sable de la grève et, tenant à la main l’autre bout de la corde, il entra dans l’auge de pierre.

      L’auge glissa sur la mer, et remorqua l’île des Pingouins; après neuf jours de navigation elle aborda heureusement au rivage des Bretons, amenant l’île avec elle.

      LIVRE II. LES TEMPS ANCIENS

      CHAPITRE PREMIER. LES PREMIERS VOILES

      Ce jour-là, saint Maël s’assit, au bord de l’océan, sur une pierre qu’il trouva brûlante. Il crut que le soleil l’avait chauffée, et il en rendit grâces au Créateur du monde, ne sachant pas que le Diable venait de s’y reposer.

      L’apôtre attendait les moines d’Yvern, chargés d’amener une cargaison de tissus et de peaux, pour vêtir les habitants de l’île d’Alca.

      Bientôt il vit débarquer un religieux nommé Magis, qui portait un coffre sur son dos. Ce religieux jouissait d’une grande réputation de sainteté.

      Quand il se fut approché du vieillard, il posa le coffre à terre et dit, en s’essuyant le front du revers de sa manche:

      – Eh bien, mon père, voulez-vous donc vêtir ces pingouins?

      – Rien n’est plus nécessaire, mon fils, répondit le vieillard. Depuis qu’ils sont incorporés à la famille d’Abraham, ces pingouins participent de la malédiction d’Ève, et ils savent qu’ils sont nus, ce qu’ils ignoraient auparavant. Et il n’est que temps de les vêtir, car voici qu’ils perdent le duvet qui leur restait après leur métamorphose.

      – Il est vrai, dit Magis, en promenant ses regards sur le rivage où l’on voyait les pingouins occupés à pêcher la crevette, à cueillir des moules, à chanter ou à dormir; ils sont nus. Mais ne croyez-vous pas, mon père, qu’il ne vaudrait pas mieux les laisser nus? Pourquoi les vêtir? Lors qu’ils porteront des habits et qu’ils seront soumis à la loi morale, ils en prendront un immense orgueil, une basse hypocrisie et une cruauté superflue.

      – Se peut-il, mon fils, soupira le vieillard, que vous conceviez si mal les effets de la loi morale à laquelle les gentils eux-mêmes se soumettent?

      – La loi morale, répliqua Magis, oblige les hommes qui sont des bêtes à vivre autrement que des bêtes, ce qui les contrarie sans doute; mais aussi les flatte et les rassure; et, comme ils sont orgueilleux, poltrons et avides de joie, ils se soumettent volontiers à des contraintes dont ils tirent vanité et sur lesquelles ils fondent et leur sécurité présente et l’espoir de leur félicité future. Tel est le principe de toute morale.... Mais ne nous égarons point. Mes compagnons déchargent en cette île leur cargaison de tissus et de peaux. Songez-y, mon père, tandis qu’il en est temps encore! C’est une chose d’une grande conséquence que d’habiller les pingouins. À présent, quand un pingouin désire une pingouine, il sait précisément ce qu’il désire, et ses convoitises sont bornées par une connaissance exacte de l’objet convoité. En ce moment, sur la plage, deux ou trois couples de pingouins font l’amour au soleil. Voyez avec quelle simplicité! Personne n’y prend garde et ceux qui le font n’en semblent pas eux-mêmes excessivement occupés. Mais quand les pingouines seront voilées, le pingouin ne se rendra pas un compte aussi juste de ce qui l’attire vers elles. Ses désirs indéterminés se répandront en toutes sortes de rêves et d’illusions; enfin, mon père, il connaîtra l’amour et ses folles douleurs. Et, pendant ce temps, les pingouines, baissant les yeux et pinçant les lèvres, vous prendront des airs de garder sous leurs voiles un trésor!… Quelle pitié!

      Le mal sera tolérable tant que ces peuples resteront rudes et pauvres; mais attendez seulement un millier d’années et vous verrez de quelles armes redoutables vous aurez ceint, mon père, les filles d’Alca. Si vous le permettez, je puis vous en donner une idée par avance. J’ai quelques nippes dans cette caisse. Prenons au hasard une de ces pingouines dont les pingouins font si peu de cas, et habillons-la le moins mal que nous pourrons.

      En voici précisément une qui vient de notre côté. Elle n’est ni plus belle ni plus laide que les autres; elle est jeune. Personne ne la regarde. Elle chemine indolemment sur la falaise, un doigt dans le nez et se grattant le dos jusqu’au jarret. Il ne vous échappe pas, mon père, qu’elle a les épaules étroites, les seins lourds, le ventre gros et jaune, les jambes courtes. Ses genoux, qui tirent sur le rouge, grimacent à tous les pas qu’elle fait, et il semble qu’elle ait à chaque articulation des jambes une petite tête de singe. Ses pieds, épanouis et veineux, s’attachent au rocher par quatre doigts crochus, tandis que les gros orteils se dressent

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