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répéta le conducteur, allons donc! il n’y a pas une goutte de sang sur elle.

      – Et puis, ajouta l’employé, si on lui avait donné un mauvais coup dans la voiture, les autres voyageurs l’auraient bien vu.

      – Elle a dix-huit ans tout au plus. À cet âge-là, on ne meurt pas subitement, dit le jeune homme.

      – Est-ce que vous êtes médecin?

      – Non, mais…

      – Eh bien, alors, vous n’en savez pas plus long que nous. Et au lieu de faire des phrases, vous devriez aller chercher les sergents de ville.

      Nous ne pouvons pas garder une morte dans le bureau.

      – En voilà deux qui arrivent.

      En effet, deux gardiens de la paix en tournée sur le boulevard s’avançaient à pas comptés. L’employé les appela, et ils avancèrent sans trop se presser, car ils ne se doutaient guère que le cas valait bien la peine qu’ils se hâtassent. Et quand ils virent de quoi il s’agissait, ils ne s’émurent pas outre mesure. Ils se firent conter l’affaire par le conducteur, et le plus ancien des deux prononça gravement que ces accidents-là n’étaient pas rares.

      – Voilà pourtant Monsieur qui prétend qu’on l’a assassinée dans l’omnibus, dit l’homme à la casquette timbrée d’un O majuscule.

      – Je ne prétends rien du tout, répondit le grand brun. J’affirme seulement que cette mort est tout ce qu’il y a de plus extraordinaire. J’étais assis d’abord en face de cette pauvre fille, et je…

      – Alors, vous serez appelé demain au commissariat, et vous direz ce que vous savez. Donnez-moi votre nom.

      – Paul Freneuse. Je suis peintre, et je demeure dans cette grande maison que vous voyez d’ici.

      – Celle où il n’y a que des artistes. Bon! je la connais.

      – Du reste, voici ma carte.

      – Ça suffit, monsieur. Le commissaire vous entendra demain matin, mais vous ne pouvez pas rester là. On va fermer le bureau, pendant que mon camarade ira prévenir le poste pour qu’on envoie un brancard. Heureusement qu’il ne fait pas un temps à s’asseoir devant les cafés de la place Pigalle. Si nous étions en été, nous aurions déjà un attroupement à la porte.

      Ce vieux soldat parlait avec tant d’assurance, et il devait avoir une telle expérience des événements tragiques, que Paul Freneuse se prit à douter de la justesse de ses propres appréciations.

      L’idée d’un crime lui était venue à l’esprit sans qu’il sût trop pourquoi et il fallait bien reconnaître que les faits la contredisaient absolument.

      Le cadavre ne portait aucune blessure apparente, et, pendant le voyage, il ne s’était rien passé qui permît de supposer que la malheureuse enfant eût été frappée.

      Décidément, j’ai trop d’imagination, se dit-il en sortant pour obéir à la sage injonction du gardien de la paix. Je vois du mystère dans une histoire comme il en arrive tous les jours. Cette petite avait une maladie de cœur…, un anévrisme qui s’est rompu, et elle a été foudroyée. C’est dommage, car elle était admirablement belle; mais je n’y puis rien, et je serais bien bon de perdre mon temps à ouvrir une enquête sur un simple fait divers. J’ai mon tableau à finir pour le Salon. C’est déjà beaucoup trop que je me sois mis dans le cas d’être interrogé par un commissaire de police auquel je n’aurai rien de sérieux à dire, et qui très probablement se moquera de mes idées baroques, si je m’avise de lui parler de la possibilité d’un assassinat… commis par qui, bon Dieu?… par cette charitable dame que j’ai remplacée au coin de la rue de Laval… et comment?… sans doute en soufflant sur sa jeune voisine… c’est absurde… la vie ne s’éteint pas comme une bougie.

      L’employé mettait déjà les volets, et le plus jeune des sergents de ville courait chercher des hommes pour enlever le corps. L’autre s’était placé devant la porte du bureau pour éloigner les curieux, s’il s’en présentait. Le conducteur, qui était bavard, lui expliquait comme quoi il avait remarqué qu’au départ la jeune fille avait déjà l’air malade. Le cocher était resté sur son siège, et il avait bien de la peine à retenir ses chevaux, impatients de rentrer au dépôt de la compagnie.

      – Vous n’avez plus besoin de moi? demanda Freneuse.

      Et comme le gardien de la paix lui fit signe que non, il s’achemina vers son domicile, qui n’était pas loin. Mais il n’avait pas fait trois pas qu’il se souvint d’avoir laissé tomber sa canne dans la voiture. Cette canne était un joli rotin qu’un sien ami, officier de marine, lui avait rapporté de Chine, et il y tenait. L’omnibus était encore là. Il y monta, et, comme on n’y voyait goutte, il frotta une allumette pour ne pas être obligé de tâtonner avec ses mains.

      La canne avait roulé sous la banquette, et en se baissant pour la ramasser, il aperçut un papier qui était tombé aussi, et une épingle dorée, de celle qui servent aux femmes pour fixer leur chapeau.

      – Tiens! murmura-t-il, la pauvre morte a perdu cela. Il me restera quelque chose d’elle.

      Paul Freneuse ramassa la canne, le papier et l’épingle, mit la canne sous son bras, le papier et l’épingle dans la poche de son pardessus, descendit lestement de l’omnibus et s’éloigna sans tourner la tête, de peur que le sergent de ville n’eût l’idée de le rappeler.

      Maintenant, il ne tenait plus du tout à s’occuper des suites de cette triste aventure, et il se promettait bien de rester tranquille, si le commissaire ne requérait pas son témoignage.

      Paul Freneuse avait du talent et une foule de qualités aimables, mais il manquait un peu de fixité dans les idées. Sa tête se montait trop facilement et se refroidissait encore plus vite. Il se lançait à tout propos dans les conjectures les plus hasardées, à peu près comme les enfants courent après tous les papillons qui volent devant eux; mais il se lassait bientôt de poursuivre des chimères, et alors il redevenait lui-même, ne songeant plus qu’à son art, à ses travaux et aussi un peu à ses plaisirs, quoiqu’il menât une vie assez régulière.

      Ainsi, ce soir-là, il venait de passer par des émotions très vives, et il était déjà beaucoup plus calme. Il avait échafaudé tout un roman sur la mort d’une jeune fille, et ce roman s’effaçait peu à peu de son esprit.

      Il lui tardait de rentrer, de revoir son atelier, et il y allait tout droit, lorsque, dans un café qui s’avance comme un cap entre la rue Pigalle et la rue Frochot, il aperçut un de ses amis, un artiste comme lui, attablé devant un verre vide et une pile de soucoupes qui marquaient le nombre des chopes absorbées par ce peintre altéré.

      Cet ami était seul dans le premier compartiment du café, une sorte de cage vitrée où l’on est aussi en vue que si l’on buvait dehors, et d’où l’on voit parfaitement les gens qui passent. Il reconnut Freneuse, il se mit à lui faire des signes télégraphiques pour l’appeler, et Freneuse se décida à entrer, sachant bien que s’il s’avisait de passer son chemin, le camarade Binos allait courir après lui.

      Il s’appelait Binos, cet amateur de bière, artiste médiocre, mais discoureur incomparable, philosophe pratique et paresseux comme un loir, s’occupant de tout, excepté de peindre, quoiqu’il eût toujours trois ou quatre tableaux en train, au demeurant le meilleur garçon du monde, le plus serviable, le plus désintéressé et par-dessus le marché le plus amusant.

      Freneuse, qui n’était jamais de son avis sur aucun point, ne pouvait se passer de lui, et le consultait volontiers pour le plaisir de l’entendre contredire à tout et s’embarquer dans des paradoxes bizarres.

      – Te voilà! lui cria Binos. J’ai couru après toi toute la soirée: d’où viens-tu?

      – D’un quartier extravagant. J’ai dîné chez un de mes cousins qui est interne à la Pitié et qui demeure rue Lacépède, répondit Freneuse.

      – Et tu

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