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un homme qui arriverait à donner l’impulsion de sa volonté à tous ces fils réunis ou divergents.

      Cette fois, il était question d’une grande affaire: il s’agissait d’un bâtiment chargé de tapis turcs, d’étoffes du Levant et de Cachemire; il fallait trouver un terrain neutre où l’échange pût se faire, puis tenter de jeter ces objets sur les côtes de France.

      La prime était énorme si l’on réussissait, il s’agissait de cinquante à soixante piastres par homme.

      Le patron de la Jeune-Amélie proposa comme lieu de débarquement l’île de Monte-Cristo, laquelle, étant complètement déserte et n’ayant ni soldats ni douaniers, semble avoir été placée au milieu de la mer du temps de l’Olympe païen par Mercure, ce dieu des commerçants et des voleurs, classes que nous avons faites séparées, sinon distinctes, et que l’Antiquité, à ce qu’il paraît, rangeait dans la même catégorie.

      À ce nom de Monte-Cristo, Dantès tressaillit de joie: il se leva pour cacher son émotion et fit un tour dans la taverne enfumée où tous les idiomes du monde connu venaient se fondre dans la langue franque.

      Lorsqu’il se rapprocha des deux interlocuteurs, il était décidé que l’on relâcherait à Monte-Cristo et que l’on partirait pour cette expédition dès la nuit suivante.

      Edmond, consulté, fut d’avis que l’île offrait toutes les sécurités possibles, et que les grandes entreprises pour réussir, avaient besoin d’être menées vite.

      Rien ne fut donc changé au programme arrêté. Il fut convenu que l’on appareillerait le lendemain soir, et que l’on tâcherait, la mer étant belle et le vent favorable, de se trouver le surlendemain soir dans les eaux de l’île neutre.

      XXIII. L’île de Monte-Cristo

      Enfin Dantès, par un de ces bonheurs inespérés qui arrivent parfois à ceux sur lesquels la rigueur du sort s’est longtemps lassée, Dantès allait arriver à son but par un moyen simple et naturel, et mettre le pied dans l’île sans inspirer à personne aucun soupçon.

      Une nuit le séparait seulement de ce départ tant attendu.

      Cette nuit fut une des plus fiévreuses que passa Dantès. Pendant cette nuit, toutes les chances bonnes et mauvaises se présentèrent tour à tour à son esprit: s’il fermait les yeux, il voyait la lettre du cardinal Spada écrite en caractères flamboyants sur la muraille; s’il s’endormait un instant, les rêves le plus insensés venaient tourbillonner dans son cerveau. Il descendait dans les grottes aux pavés d’émeraudes, aux parois de rubis, aux stalactites de diamants. Les perles tombaient goutte à goutte comme filtre d’ordinaire l’eau souterraine.

      Edmond, ravi, émerveillé, remplissait ses poche de pierreries; puis il revenait au jour, et ces pierreries s’étaient changées en simples cailloux. Alors il essayait de rentrer dans ces grottes merveilleuses, entrevues seulement; mais le chemin se tordait en spirales infinies: l’entrée était redevenue invisible. Il cherchait inutilement dans sa mémoire fatiguée ce mot magique et mystérieux qui ouvrait pour le pêcheur arabe les cavernes splendides d’Ali-Baba. Tout était inutile; le trésor disparu était redevenu la propriété des génies de la terre, auxquels il avait eu un instant l’espoir de l’enlever.

      Le jour vint presque aussi fébrile que l’avait été la nuit; mais il amena la logique à l’aide de l’imagination, et Dantès put arrêter un plan jusqu’alors vague et flottant dans son cerveau.

      Le soir vint, et avec le soir les préparatifs du départ. Ces préparatifs étaient un moyen pour Dantès de cacher son agitation. Peu à peu, il avait pris cette autorité sur ses compagnons, de commander comme s’il était le maître du bâtiment; et comme ses ordres étaient toujours clairs, précis et faciles à exécuter, ses compagnons lui obéissaient non seulement avec promptitude, mais encore avec plaisir.

      Le vieux marin le laissait faire: lui aussi avait reconnu la supériorité de Dantès sur ses autres matelots et sur lui-même. Il voyait dans le jeune homme son successeur naturel, et il regrettait de n’avoir pas une fille pour enchaîner Edmond par cette haute alliance.

      À sept heures du soir tout fut prêt; à sept heures dix minutes on doublait le phare, juste au moment où le phare s’allumait.

      La mer était calme, avec un vent frais venant du sud-est; on naviguait sous un ciel d’azur, où Dieu allumait aussi tour à tour ses phares, dont chacun est un monde. Dantès déclara que tout le monde pouvait se coucher et qu’il se chargeait du gouvernail.

      Quand le Maltais (c’est ainsi que l’on appelait Dantès) avait fait une pareille déclaration, cela suffisait, et chacun s’en allait coucher tranquille.

      Cela arrivait quelquefois: Dantès, rejeté de la solitude dans le monde, éprouvait de temps en temps d’impérieux besoins de solitude. Or, quelle solitude à la fois plus immense et plus poétique que celle d’un bâtiment qui flotte isolé sur la mer, pendant l’obscurité de la nuit, dans le silence de l’immensité et sous le regard du Seigneur?

      Cette fois, la solitude fut peuplée de ses pensées, la nuit éclairée par ses illusions, le silence animé par ses promesses.

      Quand le patron se réveilla, le navire marchait sous toutes voiles: il n’y avait pas un lambeau de toile qui ne fût gonflé par le vent; on faisait plus de deux lieues et demie à l’heure.

      L’île de Monte-Cristo grandissait à l’horizon.

      Edmond rendit le bâtiment à son maître et alla s’étendre à son tour dans son hamac: mais, malgré sa nuit d’insomnie, il ne put fermer l’œil un seul instant.

      Deux heures après, il remonta sur le pont; le bâtiment était en train de doubler l’île d’Elbe. On était à la hauteur de Mareciana et au-dessus de l’île plate et verte de la Pianosa. On voyait s’élancer dans l’azur du ciel le sommet flamboyant de Monte-Cristo.

      Dantès ordonna au timonier de mettre la barre à bâbord, afin de laisser la Pianosa à droite; il avait calculé que cette manœuvre devrait raccourcir la route de deux ou trois nœuds.

      Vers cinq heures du soir, on eut la vue complète de l’île. On en apercevait les moindres détails, grâce à cette limpidité atmosphérique qui est particulière à la lumière que versent les rayons du soleil à son déclin.

      Edmond dévorait des yeux cette masse de rochers qui passait par toutes les couleurs crépusculaires, depuis le rose vif jusqu’au bleu foncé; de temps en temps, des bouffées ardentes lui montaient au visage; son front s’empourprait, un nuage pourpre passait devant ses yeux.

      Jamais joueur dont toute la fortune est en jeu n’eut, sur un coup de dés, les angoisses que ressentait Edmond dans ses paroxysmes d’espérance.

      La nuit vint: à dix heures du soir on aborda; la Jeune-Amélie était la première au rendez-vous.

      Dantès, malgré son empire ordinaire sur lui-même, ne put se contenir: il sauta le premier sur le rivage; s’il l’eût osé comme Brutus, il eût baisé la terre.

      Il faisait nuit close; mais à onze heures la lune se leva du milieu de la mer, dont elle argenta chaque frémissement; puis ses rayons, à mesure qu’elle se leva, commencèrent à se jouer, en blanches cascades de lumière, sur les roches entassées de cet autre Pélion.

      L’île était familière à l’équipage de la Jeune-Amélie: c’était une de ses stations ordinaires. Quant à Dantès, il l’avait reconnue à chacun de ses voyages dans le Levant, mais jamais il n’y était descendu.

      Il interrogea Jacopo.

      «Où allons-nous passer la nuit? demanda-t-il.

      – Mais à bord de la tartane, répondit le marin.

      – Ne serions-nous pas mieux dans les grottes?

      – Dans quelles grottes?

      – Mais dans les grottes de l’île.

      – Je ne connais pas de grottes»,

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