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qui peuvent me faire perdre un temps précieux.

      – Mais n’avez-vous pas le garde des Sceaux, qui a ses grandes entrées aux Tuileries, et par l’intermédiaire duquel vous pouvez jour et nuit parvenir jusqu’au roi?

      – Oui, sans doute, mais il est inutile que je partage avec un autre le mérite de la nouvelle que je porte. Comprenez-vous? le garde des Sceaux me reléguerait tout naturellement au second rang et m’enlèverait tout le bénéfice de la chose. Je ne vous dis qu’une chose, marquis: ma carrière est assurée si j’arrive le premier aux Tuileries, car j’aurai rendu au roi un service qu’il ne lui sera pas permis d’oublier.

      – En ce cas, mon cher, allez faire vos paquets; moi, j’appelle de Salvieux, et je lui fais écrire la lettre qui doit vous servir de laissez-passer.

      – Bien, ne perdez pas de temps, car dans un quart d’heure il faut que je sois en chaise de poste.

      – Faites arrêter votre voiture devant la porte.

      – Sans aucun doute; vous m’excuserez auprès de la marquise, n’est-ce pas? auprès de Mlle de Saint-Méran, que je quitte, dans un pareil jour, avec un bien profond regret.

      – Vous les trouverez toutes deux dans mon cabinet, et vous pourrez leur faire vos adieux.

      – Merci cent fois; occupez-vous de ma lettre.»

      Le marquis sonna; un laquais parut.

      «Dites au comte de Salvieux que je l’attends… Allez, maintenant, continua le marquis s’adressant à Villefort.

      – Bon, je ne fais qu’aller et venir.»

      Et Villefort sortit tout courant; mais à la porte il songea qu’un substitut du procureur du roi qui serait vu marchant à pas précipités risquerait de troubler le repos de toute une ville; il reprit donc son allure ordinaire, qui était toute magistrale.

      À sa porte, il aperçut dans l’ombre comme un blanc fantôme qui l’attendait debout et immobile. C’était la belle fille catalane, qui, n’ayant pas de nouvelles d’Edmond, s’était échappée à la nuit tombante du Pharo pour venir savoir elle-même la cause de l’arrestation de son amant.

      À l’approche de Villefort, elle se détacha de la muraille contre laquelle elle était appuyée et vint lui barrer le chemin.

      Dantès avait parlé au substitut de sa fiancée, et Mercédès n’eut point besoin de se nommer pour que Villefort la reconnût. Il fut surpris de la beauté et de la dignité de cette femme, et lorsqu’elle lui demanda ce qu’était devenu son amant, il lui sembla que c’était lui l’accusé, et que c’était elle le juge.

      «L’homme dont vous parlez, dit brusquement Villefort, est un grand coupable, et je ne puis rien faire pour lui, mademoiselle.»

      Mercédès laissa échapper un sanglot, et, comme Villefort essayait de passer outre, elle l’arrêta une seconde fois.

      «Mais où est-il du moins, demanda-t-elle, que je puisse m’informer s’il est mort ou vivant?

      – Je ne sais, il ne m’appartient plus», répondit Villefort.

      Et, gêné par ce regard fin et cette suppliante attitude, il repoussa Mercédès et rentra, refermant vivement la porte, comme pour laisser dehors cette douleur qu’on lui apportait.

      Mais la douleur ne se laisse pas repousser ainsi. Comme le trait mortel dont parle Virgile, l’homme blessé l’emporte avec lui. Villefort rentra, referma la porte, mais arrivé dans son salon les jambes lui manquèrent à son tour; il poussa un soupir qui ressemblait à un sanglot, et se laissa tomber dans un fauteuil.

      Alors, au fond de ce cœur malade naquit le premier germe d’un ulcère mortel. Cet homme qu’il sacrifiait à son ambition, cet innocent qui payait pour son père coupable, lui apparut pâle et menaçant, donnant la main à sa fiancée, pâle comme lui, et traînant après lui le remords, non pas celui qui fait bondir le malade comme les furieux de la fatalité antique, mais ce tintement sourd et douloureux qui, à de certains moments, frappe sur le cœur et le meurtrit au souvenir d’une action passée, meurtrissure dont les lancinantes douleurs creusent un mal qui va s’approfondissant jusqu’à la mort.

      Alors il y eut dans l’âme de cet homme encore un instant d’hésitation. Déjà plusieurs fois il avait requis, et cela sans autre émotion que celle de la lutte du juge avec l’accusé, la peine de mort contre les prévenus; et ces prévenus, exécutés grâce à son éloquence foudroyante qui avait entraîné ou les juges ou le jury, n’avaient pas même laissé un nuage sur son front, car ces prévenus étaient coupables, ou du moins Villefort les croyait tels.

      Mais, cette fois, c’était bien autre chose: cette peine de la prison perpétuelle, il venait de l’appliquer à un innocent, un innocent qui allait être heureux, et dont il détruisait non seulement la liberté, mais le bonheur: cette fois, il n’était plus juge, il était bourreau.

      En songeant à cela, il sentait ce battement sourd que nous avons décrit, et qui lui était inconnu jusqu’alors, retentissant au fond de son cœur et emplissant sa poitrine de vagues appréhensions. C’est ainsi que, par une violente souffrance instinctive, est averti le blessé, qui jamais n’approchera sans trembler le doigt de sa blessure ouverte et saignante avant que sa blessure soit fermée.

      Mais la blessure qu’avait reçue Villefort était de celles qui ne se ferment pas, ou qui ne se ferment que pour se rouvrir plus sanglantes et plus douloureuses qu’auparavant.

      Si, dans ce moment, la douce voix de Renée eût retenti à son oreille pour lui demander grâce; si la belle Mercédès fût entrée et lui eût dit: «Au nom du Dieu qui nous regarde et qui nous juge, rendez-moi mon fiancé», oui, ce front à moitié plié sous la nécessité s’y fût courbé tout à fait, et de ses mains glacées eût sans doute, au risque de tout ce qui pouvait en résulter pour lui, signé l’ordre de mettre en liberté Dantès; mais aucune voix ne murmura dans le silence, et la porte ne s’ouvrit que pour donner entrée au valet de chambre de Villefort, qui vint lui dire que les chevaux de poste étaient attelés à la calèche de voyage.

      Villefort se leva, ou plutôt bondit, comme un homme qui triomphe d’une lutte intérieure, courut à son secrétaire, versa dans ses poches tout l’or qui se trouvait dans un des tiroirs, tourna un instant effaré dans la chambre, la main sur son front, et articulant des paroles sans suite; puis enfin, sentant que son valet de chambre venait de lui poser son manteau sur les épaules, il sortit, s’élança en voiture, et ordonna d’une voix brève de toucher rue du Grand-Cours, chez M. de Saint-Méran.

      Le malheureux Dantès était condamné.

      Comme l’avait promis M. de Saint-Méran, Villefort trouva la marquise et Renée dans le cabinet. En apercevant Renée, le jeune homme tressaillit; car il crut qu’elle allait lui demander de nouveau la liberté de Dantès. Mais, hélas! il faut le dire à la honte de notre égoïsme, la belle jeune fille n’était préoccupée que d’une chose: du départ de Villefort.

      Elle aimait Villefort, Villefort allait partir au moment de devenir son mari. Villefort ne pouvait dire quand il reviendrait, et Renée, au lieu de plaindre Dantès, maudit l’homme qui, par son crime, la séparait de son amant.

      Que devait donc dire Mercédès!

      La pauvre Mercédès avait retrouvé, au coin de la rue de la Loge, Fernand, qui l’avait suivie; elle était rentrée aux Catalans, et mourante, désespérée, elle s’était jetée sur son lit. Devant ce lit, Fernand s’était mis à genoux, et pressant sa main glacée, que Mercédès ne songeait pas à retirer, il la couvrait de baisers brûlants que Mercédès ne sentait même pas.

      Elle passa la nuit ainsi. La lampe s’éteignit quand il n’y eut plus d’huile: elle ne vit pas plus l’obscurité qu’elle n’avait vu la lumière, et le jour revint sans qu’elle vît le jour.

      La douleur avait mis devant ses yeux un bandeau qui ne lui laissait voir qu’Edmond.

      «Ah! vous êtes là! dit-elle enfin,

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