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Histoire d'un casse-noisette. Dumas Alexandre
Читать онлайн.Название Histoire d'un casse-noisette
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Dumas Alexandre
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
On conçoit que toutes ces réflexions de Marie ne s'étaient pas faites sans un examen approfondi du petit bonhomme qu'elle avait pris en amitié dès la première vue; or, plus elle l'examinait, plus Marie sentait combien il y avait de douceur et de bonté dans sa physionomie. Ses yeux vert clair, auxquels on ne pouvait faire d'autre reproche que d'être un peu trop à fleur de tête, n'exprimaient que la sérénité et la bienveillance. La barbe de coton blanc frisé, qui s'étendait sur tout son menton, lui allait particulièrement bien, en ce qu'elle faisait valoir le charmant sourire de sa bouche, un peu trop fendue peut-être, mais rouge et brillante. Aussi, après l'avoir considéré avec une affection croissante, pendant plus de dix minutes, sans oser le toucher:
– Oh! s'écria la jeune fille, dis-moi donc, bon père, à qui appartient ce cher petit bonhomme qui est adossé là, contre l'arbre de Noël.
– A personne en particulier; à vous tous ensemble, répondit le président.
– Comment cela, bon père? Je ne te comprends pas.
– C'est le travailleur commun, reprit le président; c'est celui qui est chargé à l'avenir de casser pour vous toutes les noisettes que vous mangerez; et il appartient aussi bien à Fritz qu'à toi, et à toi qu'à Fritz.
Et, en disant cela, le président l'enleva avec précaution de la place où il était posé, et, soulevant son étroit manteau de bois, il lui fit, par un jeu de bascule des plus simples, ouvrir sa bouche, qui, en s'ouvrant, découvrit deux rangs de dents blanches et pointues. Alors Marie, sur l'invitation de son père, y fourra une noisette; et, knac! knac! le petit bonhomme cassa la noisette avec tant d'adresse, que la coquille brisée tomba en mille morceaux, et que l'amande intacte resta dans la main de Marie. La petite fille alors comprit que le coquet petit bonhomme était un descendant de cette race antique et vénérée des casse-noisettes dont l'origine, aussi ancienne que celle de la ville de Nuremberg, se perd avec elle dans la nuit des temps, et qu'il continuait à exercer l'honorable et philanthropique profession de ses ancêtres: et Marie, enchantée d'avoir fait cette découverte, se prit à sauter de joie. Sur quoi, le président lui dit:
– Eh bien, ma bonne petite Marie, puisque le casse-noisette te plaît tant, quoiqu'il appartienne également à Fritz et à toi, c'est toi qui seras particulièrement chargée d'en avoir soin. Je le place donc sous ta protection.
Et, à ces mots, le président remit le petit bonhomme à Marie, qui le prit dans ses bras et se mit aussitôt à lui faire exercer son métier, tout en choisissant cependant, tant c'était un bon coeur que celui de cette charmante enfant, les plus petites noisettes, afin que son protégé n'eût pas besoin d'ouvrir démesurément la bouche, ce qui ne lui seyait pas bien, et donnait une expression ridicule à sa physionomie. Alors mademoiselle Trudchen s'approcha pour jouir à son tour de la vue du petit bonhomme, et il fallut que, pour elle aussi, le casse-noisette remplit son office, ce qu'il fit gracieusement et sans rechigner le moins du monde, quoique mademoiselle Trudchen, comme on le sait, ne fût qu'une suivante.
Mais, tout en continuant de dresser son alezan et de faire manoeuvrer ses hussards, Fritz avait entendu le knac! knac! knac! et, à ce bruit vingt fois répété, il avait compris qu'il se passait quelque chose de nouveau. Il avait donc levé la tête, et avait tourné ses grands yeux interrogateurs vers le groupe composé du président, de Marie et de mademoiselle Trudchen, et, dans les bras de sa soeur, il avait aperçu le petit bonhomme an manteau de bois; alors il était descendu de cheval, et, sans se donner le temps de reconduire l'alezan à l'écurie, il était accouru auprès de Marie, et avait révélé sa présence par un joyeux éclat de rire que lui avait inspiré la grotesque figure que faisait le petit bonhomme en ouvrant sa grande bouche. Alors Fritz réclama sa part des noisettes que cassait le petit bonhomme, ce qui lui fut accordé; puis le droit de les lui faire casser lui-même, ce qui lui fut accordé encore, comme propriétaire par moitié. Seulement, tout au contraire de sa soeur, et malgré ses observations, Fritz choisit aussitôt, pour les lui fourrer dans la bouche, les noisettes les plus grosses et les plus dures, ce qui fit qu'à la cinquième ou sixième noisette fourrée ainsi par Fritz dans la bouche du petit bonhomme, on entendit tout à coup: Carrac! et que trois petites dents tombèrent des gencives du casse-noisette, dont le menton, démantibulé, devint à l'instant même débile et tremblotant comme celui d'un vieillard.
– Ah! mon pauvre cher casse-noisette! s'écria Marie en arrachant le petit bonhomme des mains de Fritz.
– En voilà un stupide imbécile! s'écria celui-ci; ça veut être casse-noisette, et cela a une mâchoire de verre: c'est un faux casse-noisette, et qui n'entend pas son métier. Passe-le-moi, Marie; il faut qu'il continue de m'en casser, dût-il y perdre le reste de ses dents, et dût son menton se disloquer tout à fait. Voyons, quel intérêt prends-tu à ce paresseux?
– Non, non, non! s'écria Marie en serrant le petit bonhomme entre ses bras; non, tu n'auras plus mon pauvre casse-noisette, Vois donc comme il me regarde d'un air malheureux en me montrant sa pauvre mâchoire blessée. Fi! tu es un mauvais coeur, tu bats tes chevaux, et, l'autre jour encore, tu as fait fusiller un de tes soldats.
– Je bats mes chevaux quand ils sont rétifs, répondit Fritz de son air le plus fanfaron; et, quant au soldat que j'ai fait fusiller l'autre jour, c'était un misérable vagabond dont je n'avais pu rien faire depuis un an qu'il était à mon service, et qui avait fini un beau matin par déserter avec armes et bagages, ce qui, dans tous les pays du monde, entraîne la peine de mort. D'ailleurs, toutes ces choses sont affaires de discipline qui ne regardent pas les femmes. Je ne t'empêche pas de fouetter tes poupées, ne m'empêche donc pas de battre mes chevaux et de faire fusiller mes militaires. Maintenant je veux le casse-noisette.
– O bon père! à mon secours! dit Marie enveloppant le petit bonhomme dans son mouchoir de poche, à mon secours! Fritz veut me prendre le casse-noisette.
Aux cris de Marie, non-seulement le président se rapprocha du groupe des enfants dont il s'était éloigné, mais encore la présidente et le parrain Drosselmayer accoururent. Les deux enfants expliquèrent chacun leurs raisons: Marie, pour garder le casse-noisette, et Fritz, pour le reprendre; et, au grand étonnement de Marie, le parrain Drosselmayer, avec un sourire qui parut féroce à la petite fille, donna raison à Fritz. Heureusement pour le pauvre casse-noisette que le président et la présidente se rangèrent à l'avis de Marie.
– Mon cher Fritz, dit le président, j'ai mis le casse-noisette sous la protection de votre soeur, et, autant que mon peu de connaissance en médecine me permet d'en juger en ce moment, je vois que le pauvre malheureux est fort endommagé et a grand besoin de soins; j'accorde donc, jusqu'à sa parfaite convalescence, plein pouvoir à Marie, et cela, sans que personne ait rien à y redire. D'ailleurs, toi qui es fort sur la discipline militaire, où as-tu jamais vu qu'un général fasse retourner au feu un soldat blessé à son service? Les blessés vont à l'hôpital jusqu'à ce qu'ils soient guéris, et, s'ils restent estropiés de leurs blessures, ils ont droit aux Invalides.
Fritz voulut insister; mais le président leva son index à la hauteur de l'oeil droit, et laissa échapper ces deux mots:
– Monsieur Fritz!
Nous avons déjà dit quelle influence ces deux mots avaient sur le petit garçon; aussi, tout honteux de s'être attiré cette mercuriale, se glissa-t-il, doucement et sans souffler le mot; du côté de ta table où étaient les hussards, qui, après avoir pos leurs sentinelles perdues et établi leurs avant-postes, se retirèrent silencieusement dans leurs quartiers de nuit.
Pendant ce temps, Marie ramassait les petites dents du casse-noisette, qu'elle continuait de tenir enveloppe dans son mouchoir, et dont elle avait soutenu le menton avec un joli ruban blanc détaché de sa robe de soie. De son côté, le petit bonhomme, très-pâle et très-effrayé d'abord, paraissait confiant dans la bonté de sa protectrice, et se rassurait peu à peu, en se sentant tout doucement bercé par elle. Alors Marie s'aperçut que le parrain Drosselmayer regardait d'un air