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par les circonstances du hasard et par l'importunité des autres; de même on leur suppose d'innombrables opinions, parce que ces opinions sont les opinions dominantes; toute mimique qui n'est pas une dénégation paraît être de l'approbation; tout geste qui n'est pas un geste destructeur est interprété comme un consentement. Ils savent, ces solitaires et ces libres d'esprit, que sans cesse ils paraîtront, en une circonstance quelconque, différents de ce qu'ils sont; tandis qu'ils ne veulent que la vérité et la loyauté, ils sont pris dans les mailles d'un réseau de malentendus, et leur désir ardent ne peut empêcher que leur moindre action s'enveloppe d'une nuée d'opinions fausses, d'adaptation, de demi-aveux, de silences discrets, d'interprétations erronées. Un voile de mélancolie enveloppe alors leur front, car l'idée que la simulation est une nécessité paraît à de semblables natures plus détestable que le vent; si leur amertume persiste ils accumulent au fond d'eux-mêmes des pensées qui menacent de produire une explosion volcanique.

      De temps en temps, ils se vengent de cette obligation de se cacher, de leur réserve forcée. Ils sortent de leur caverne avec des airs terribles; leurs paroles et leurs actes sont alors des explosions et il est possible que leur nature même les fasse périr. C'est ainsi que Schopenhauer vivait dangereusement. De pareils solitaires ont besoin d'aimer, ils ont besoin de compagnons devant lesquels il leur est permis d'être ouverts et simples comme devant eux-mêmes, en présence desquels cessent les convulsions des réticences et de la dissimulation. Enlevez ces compagnons et vous engendrez un danger croissant. Cette désaffection a fait périr Henri de Kleist et c'est le plus terrible antidote contre des hommes extraordinaires de les replonger ainsi profondément en eux-mêmes, de telle sorte que leur retour à la surface est chaque fois semblable à une explosion volcanique. Pourtant il existe encore des demi-dieux qui sont capables de vivre dans des conditions aussi abominables, de vivre même victorieusement; si vous voulez entendre les chants solitaires d'un de ces demi-dieux, écoutez la musique de Beethoven.

      Demeurer solitaire, tel fut donc le premier danger dont l'ombre environna Schopenhauer. Mais il était exposé encore à un autre danger, celui de désespérer de la vérité. Ce danger accompagne tout penseur qui prend comme point de départ la philosophie kantienne, en admettant qu'il soit un homme vigoureux et complet, aussi bien dans ses souffrances que dans ses passions et non point seulement une bruyante machine à penser et à calculer. Or, nous savons tous fort bien ce qu'il y a d'humiliant dans cette condition préalable que nous posons. Il me semble même que c'est seulement chez un petit nombre d'hommes que l'influence de Kant s'est fait sentir d'une façon vivante, pénétrant le sang et la sève. On affirme partout, à vrai dire, ainsi qu'on l'écrit, que depuis l'acte de ce modeste savant une révolution a éclaté dans tous les domaines intellectuels, mais je ne puis y croire. Car je n'aperçois point d'une façon précise les traces de cette révolution chez les hommes qui devraient pourtant être atteints avant que des domaines entiers aient été révolutionnés. Mais, dès que nous apercevons l'influence populaire de Kant, celle-ci apparaîtra devant nos yeux sous la forme d'un scepticisme et d'un relativisme qui rongent et qui émiettent; et c'est seulement chez les esprits les plus actifs et les plus nobles, n'ayant jamais toléré de vivre dans l'incertitude que se présenterait, au lieu de cet esprit, le sentiment de douter et désespérer de toute vérité, tel que nous le retrouvons par exemple chez Henri de Kleist, comme un effet de la philosophie kantienne.

      «Récemment, écrit-il une fois sur le ton saisissant qui lui était coutumier, récemment j'ai pris contact avec la philosophie kantienne et il faut que je te communique mes idées à son sujet, sans devoir craindre qu'elle ne t'ébranle aussi profondément, aussi douloureusement que moi… Nous ne pouvons pas décider si ce que nous appelons vérité est véritablement la vérité ou si elle nous paraît seulement telle. Dans le dernier cas, la vérité que nous cherchons ici-bas n'est plus rien après la mort et tout effort est vain d'acquérir un bien qui nous suit dans la tombe… Si la pointe de cette idée ne touche pas ton cœur, ne souris pas d'un autre qu'elle a blessé profondément, jusqu'en son tréfonds le plus sacré. Mon seul but, mon but le plus sacré, s'est évanoui et je n'en ai plus d'autre.»

      Quand donc les hommes éprouveront-ils de nouveau de la sorte des sentiments naturels comme ceux qu'éprouva Kleist, quand sauront-ils mesurer de nouveau le sens d'une philosophie à l'étiage de leur «tréfonds le plus sacré»? Et pourtant il devrait en être ainsi, pour que nous puissions apprécier ce que, après Kant, Schopenhauer peut être pour nous, à savoir le chef qui, des cimes du découragement sceptique ou du renoncement critique mène plus haut, jusqu'au sommet de la contemplation tragique, tandis que l'infini de la voûte nocturne constellée d'étoiles se déploie au-dessus de nous. Ce chef a lui-même été le premier à suivre cette voie. Il considéra l'image de la vie comme un ensemble et l'interpréta comme un ensemble. C'est en cela qu'il fut grand, tandis que les esprits les plus sagaces ne peuvent se délivrer de l'erreur qui consiste à croire que l'on serre de plus près cette interprétation, quand on examine minutieusement les couleurs qui ont servi à peindre cette image, la toile sur laquelle elle est fixée et que l'on est peut-être arrivé à ce résultat que c'est une toile dont la trame est embrouillée et que les couleurs ne peuvent s'analyser chimiquement. Il faut deviner le peintre pour comprendre l'image, c'est ce que savait Schopenhauer. Or toute la tribu des gens de science s'applique à comprendre cette toile et ces couleurs, sans comprendre l'image. On peut même dire que celui-là seul qui a fixé ses regards sur l'ensemble du tableau de la vie et de l'être pourra se servir des sciences spéciales sans en éprouver de dommages car, sans ces vues et ces règles générales, les sciences spéciales ne sont que des traquenards, et nous nous sentons alors pris dans les mailles d'un filet interminable, où notre existence s'embrouille dans un labyrinthe sans fin.

      C'est en cela, je le répète, que Schopenhauer est grand, qu'il poursuit cette image, comme Hamlet poursuivit le spectre, sans se laisser détourner à la manière des savants, ou sans s'abandonner à la scolastique abstraite, comme c'est le sort des dialecticiens indomptés. L'étude des demi-philosophes n'a d'attrait que parce que l'on se rend compte que ceux-ci tombent toujours, dans les constructions édifiées par les grandes philosophies, sur les endroits où il est possible d'exercer la critique savante, où la réflexion, le doute, la contradiction sont permis. De la sorte, ils échappent aux exigences de la grande philosophie qui, dans son ensemble, affirme toujours qu'elle est l'échange de la vie et que par elle on peut apprendre le sens de sa propre vie. Et, inversement, il te suffira de savoir lire dans ta propre vie pour y deviner les hiéroglyphes de la vie universelle. Voilà aussi l'interprétation qu'il faudra toujours donner en premier lieu à la philosophie de Schopenhauer; elle devra être individuelle, comme un retour de l'individu à lui-même, pour qu'il comprenne sa propre misère et ses propres besoins, sa propre limitation, et qu'il connaisse les antidotes et les consolations qui ne peuvent être que le sacrifice de son propre moi, la soumission aux intentions les plus nobles, avant tout à la justice et à la miséricorde. Schopenhauer nous apprend à distinguer entre l'augmentation réelle et apparente du bonheur humain; il nous montre comment ni le fait de s'enrichir ni le fait d'acquérir des honneurs et des connaissances ne peuvent tirer l'individu du mécontentement que lui cause la non-valeur de sa vie et comment l'aspiration à ces biens n'a de sens que quand on l'éclaire par un but supérieur et universel: acquérir de la puissance pour aider la nature et corriger quelque peu ses folies et ses maladresses. Il s'agit tout d'abord d'agir pour soi-même, mais par soi-même, enfin, pour la collectivité. C'est là, à vrai dire, une tendance qui ne peut aboutir qu'à une profonde résignation, car que peut-on améliorer encore dans l'individu et dans la généralité?

      Si nous appliquons ces paroles à Schopenhauer, nous touchons au troisième danger, le plus particulier celui-là, au milieu duquel il vivait et qui se tenait caché dans l'édifice même de son être. Tout homme trouve en lui-même une limitation, aussi bien de ses dons que de sa volonté morale, qui le remplit de désirs et de mélancolie; de même que le sentiment de son péché le fait aspirer à la sainteté: en tant qu'être intellectuel il porte en lui l'appétit profond du génie. C'est ici que nous touchons à la racine véritable de toute culture et si j'entends par là le désir de l'homme de renaître génie ou saint, je sais qu'on n'a pas besoin d'être bouddhiste pour comprendre ce mythe. Partout où nous trouvons ces dons intellectuels sans ce désir, dans les milieux savants aussi bien que parmi les gens qui se prétendent cultivés,

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