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moines faibles de santé, ceux du moins qui avaient un peu d'instruction et une écriture lisible, obtinrent de remplir leur tâche en copiant des livres. Cela devint bientôt un exercice favori. Les abbés et les autres supérieurs encouragèrent ce travail qui multipliait leurs richesses littéraires. De-là vint dans ces ordres, le titre d'antiquaire ou de copiste, mots synonimes, que l'on trouve souvent employés l'un pour l'autre dans l'histoire monastique du moyen âge. Ainsi, tandis que les barbares incendiaient, dévastaient, saccageaient des provinces entières, détruisaient les monuments des arts, les livres, les bibliothèques, des solitaires laborieux s'occupaient de réparer au moins une partie de ces pertes; et si nous possédons aujourd'hui un assez grand nombre d'ouvrages de l'antiquité, c'est, avouons-le avec reconnaissance, presque uniquement à eux que nous le devons 103.

      Les plus savants d'entre eux ne dédaignaient point cet exercice. Cassiodore lui-même en faisait ses plaisirs. Entre tous les travaux du corps, écrivait-il, c'est celui d'antiquaire, c'est-à-dire de copiste, qui me plaît le plus 104. On ne peut lire sans une sorte d'attendrissement, les détails minutieux dans lesquels il descend pour enseigner à ses moines cet art qu'il possédait si bien. Il appela dans son couvent d'habiles ouvriers pour relier proprement les manuscrits. Il dessinait lui-même les figures et les ornements dont il les embellissait; enfin ce bon vieillard, plus que nonagénaire, ne trouva point au-dessous de lui de composer un Traité de l'Orthographe, à l'usage de ses religieux, pour leur apprendre à écrire correctement 105. Il paraît, par cette instruction, que, s'il était savant, les autres moines ne l'étaient guère. Aussi est-ce le temps des légendes, des histoires écrites en même style, et qui ne méritent pas plus de foi, enfin, de toutes ces œuvres monacales qui déshonoreraient l'esprit humain, si les siècles étaient solidaires entre eux, et si, dans un siècle de lumières, il y avait d'autres esprits déshonorés, que ceux qui voudraient y remettre en crédit les sottises les plus grossières des temps d'ignorance et de ténèbres.

      Ces dépôts où étaient réunies, avec ce que le génie de l'homme avait produit le plus sublime, les tristes fruits de sa dernière décadence, avaient été assez généralement respectés pendant l'invasion des Goths; il en périt un grand nombre dans leur guerre contre les armées de Justinien, et un plus grand nombre encore dans l'irruption et sous la domination des Lombards. Il est donc vrai qu'à cette déplorable époque, malgré tant de travaux, on manquait presque généralement de livres. Les papes eux-mêmes, qui n'étaient encore que les chefs spirituels de l'église, et les évêques, non les souverains de Rome, avaient peine à se former une bibliothèque. Grégoire Ier., qu'on appèle le Grand, n'en avait, à ce qu'il paraît qu'une très-chétive 106, et cepandant c'était un des plus savants hommes de son siècle: sans être aussi riche que les papes l'ont été depuis, il disposait de plus de moyens que tous les autres évêques, et il n'en négligeait sans doute aucun pour rassembler auprès de lui tout ce qui pouvait servir à ses études.

      A entendre plusieurs critiques, il n'en fut pourtant pas ainsi. Ce pape célèbre, ce réformateur du chant, cet auteur de tant d'ouvrages qui l'ont fait placer au rang des pères de l'église, loin de s'appliquer à former des bibliothèques, incendia celle qui existait avant lui. Le savant Brucker, dans son Histoire critique de la Philosophie 107, ouvrage aussi estimé pour son impartialité judicieuse que pour sa profonde érudition, a joint à cette accusation formelle, qu'il appuie principalement de l'autorité de Jean de Salisbury, celles d'avoir chassé de sa cour les mathématiciens, d'avoir méprisé et même défendu l'étude des belles-lettres; enfin, d'avoir détruit à Rome les plus beaux monuments de l'antiquité profane. Mais ici, contre son ordinaire, Brucker s'est peut-être laissé aller à des préjugés de secte. Tiraboschi l'a réfuté avec autant de solidité que de modération 108; et ceux qui seraient tentés de suspecter le défenseur, parce qu'il était moine et papiste, ne doivent pas oublier, pour être justes, que l'accusateur était protestant.

      Les lettres de ce pontife sont le seul de ses ouvrages qui ait aujourd'hui quelque intérêt; celles des hommes célèbres de tous les genres en ont toujours. Dans ces lettres, on voit bien que Grégoire est uniquement occupé des affaires de la religion dont il est le chef, qu'il proscrit même et qu'il écarte des études tout ce qui y est étranger. Il reprend, par exemple, trés-sévèrement un évêque, parce qu'il enseignait la grammaire, et que sans doute il expliquait à ses élèves les beautés des anciens auteurs. Il ne veut pas que les louanges de Jupiter et celles du Christ sortent de la même bouche; il regarde comme un crime grave que des évêques osent chanter ce qui ne convient pas même à un laïque s'il a de la religion 109. Voilà bien une preuve de plus de cet esprit exclusif qui substitua peu à peu les études religieuses aux études littéraires, et qui contribua si puissamment à la décadence, et enfin à la ruine complète de ces dernières. L'apologiste de Grégoire est lui-même obligé d'avouer ici qu'il se laissa trop emporter à son zèle 110; mais il y a loin de là aux actes dont on l'accusait.

      Cependant voici un autre auteur non moins digne de foi, M. Denina, l'historien des Révolutions d'Italie et de celles de la littérature, qui ne regarde point la cause de Grégoire comme entièrement gagnée. «Je crains, dit-il, à parler vrai, que l'autorité de Jean de Salisbury, quoique postérieure de six siècles au siècle de Grégoire ne doive laisser toujours quelque soupçon que le zélé pontife, pour exterminer les monuments de l'idolâtrie, et pour attacher davantage la jeunesse chrétienne, et spécialement les ecclésiastiques, à la lecture des saints pères, n'eût cherché à supprimer le plus qu'il pouvait des auteurs païens» 111. Sans prétendre rien décider dans une question de cette espèce, on ne peut nier que cette crainte d'un historien aussi sage ne doive être de quelque poids.

      Une autre lettre du même pape nous laisse entrevoir combien, tandis que l'ignorance faisait de tels progrès en Occident, elle en avait fait aussi dans l'Orient, ou du moins à quel point la langue et la littérature latines y étaient redevenues étrangères. Grégoire assure, dans cette lettre, qu'il ne se trouvait pas alors à Constantinople un seul homme capable de bien traduire un écrit quelconque de grec en latin, ou de latin en grec 112. Mais la littérature grecque elle-même continuait à décliner; chaque siècle ajoutait à sa décadence. Les derniers bons poètes grecs, Muesée, Coluthus et Tryphiodore 113 avaient brillé. Depuis long-temps qu'il n'y avait plus d'orateurs, et, à cette époque, on ne trouve plus de philosophes; mais quelques historiens, tels que Procope et Agathias, par qui les guerres de Justinien contre les Perses, les Goths et d'autres Barbares en Asie, en Afrique et en Italie, furent écrites, tiennent encore une place après les historiens des bons siècles.

      Cet empereur Justinien, conquérant et législateur, était surtout grand théologien 114; aussi ne manqua-t-il pas d'insérer dans son Code plusieurs lois qui prononçaient, tantôt la peine de mort, tantôt la confiscation, le bannissement, l'infamie, la privation des droits successifs, etc., contre les hérétiques. Argumenter contre eux était l'exercice habituel de son esprit; les persécuter, un des usages les plus assidus de son autorité; les combattre même, un exploit qui ne lui parut pas indigne de ses armes. Sa seule expédition contre les Samaritains de la Palestine coûta cent mille sujets à l'Empire. C'était une réfutation un peu chère de cette secte, si peu décidée dans ses dogmes, qu'elle était traitée de juive par les païens, de schismatique par les juifs, et d'idolâtre par les chrétiens 115.

      La passion favorite de l'Empereur étant la théologie, elle le devint aussi de tout l'Empire. L'esprit sophistique des Grecs fut tout occupé d'ergoteries scholastiques qui firent éclore une foule d'hérésies nouvelles. Les conciles et les synodes se multiplièrent; Justinien y argumenta souvent de sa personne, et l'on doit penser

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<p>103</p>

Tiraboschi, Stor. della Lett. Ital. t. III, l. I, c. ii. Je n'ignore pas que ces services rendus à la littérature ancienne par les moines ne datent guère avec évidence que du milieu du neuvième siècle (Voyez Denina, Vicende della Letter., t. I, c. 38, à la fin). Mais en suivant ici l'autorité de Tiraboschi, je ne cours d'autre risque que d'avancer d'un siècle ces témoignages de gratitude.

<p>104</p>

De Institut. Divin. Litter., c. 30.

<p>105</p>

Tirab. loc., cit., c. 2.

<p>106</p>

Voy. Tirab., t. III, liv. I, c. i, 14.

<p>107</p>

Tom. III, p. 560.

<p>108</p>

Stor. della lett. ital., tom. III, liv. II, c. 2.

<p>109</p>

Liv. XI, Epit. 54.

<p>110</p>

Tirab. loc. cit.

<p>111</p>

Vicende della Letter., liv. I, c. 38. Vid. Machiavelli, discorsi, liv. II, c. 5.

<p>112</p>

Liv. VII, Epit. 30.

<p>113</p>

Auteurs d'Héro et Léandre, de l'Enlèvement d'Hélène et de la Chute de Troie, poëmes dont le premier est plus connu que les deux autres.

<p>114</p>

Gibbon, History of decline and fall roman Emp., c. 47.

<p>115</p>

Id. ibid.