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son amie, Fanny Strong, qui la tirait ainsi de son extase.

      – Que fais-tu là? lui demanda-t-elle.

      Emma rougit sans répondre. En répondant vrai, elle eut dû dire: «Je me regardais et me trouvais belle.»

      Mais Fanny Strong n'avait pas besoin de réponse pour savoir ce qui se passait dans le coeur d'Emma.

      – Ah! dit-elle en soupirant, si j'étais aussi jolie que toi, je ne resterais pas longtemps dans cet horrible pays.

      – Où irais-tu? lui demanda Emma.

      – J'irais à Londres, donc! Tout le monde dit qu'avec une jolie figure, on fait fortune à Londres. Vas-y, et, quand tu seras millionnaire, tu me prendras pour ta femme de chambre.

      – Veux-tu que nous y allions ensemble? demanda Emma Lyonna.

      – Volontiers; mais comment faire? Je ne possède pas six pence, et je ne crois pas Dick beaucoup plus riche que moi.

      – Moi, dit Emma, j'ai près de quatre guinées.

      – C'est plus qu'il ne nous faut pour toi, moi et Dick! s'écria Fanny.

      Et le voyage fut résolu.

      Le lundi suivant, sans rien dire à personne, les trois fugitifs prirent, à Chester, la diligence de Londres.

      En arrivant au bureau où descendait la diligence de Chester, Emma partagea les vingt-deux schellings qui lui restaient entre Fanny Strong et elle.

      Fanny Strong et son frère avaient l'adresse d'une auberge où logeaient les contrebandiers; c'était dans la petite rue de Villiers, aboutissant d'un côté à la Tamise et de l'autre au Strand, qu'était située cette auberge. Emma laissa Dick et Fanny chercher leur logement; elle prit une voiture et se fit conduire Cavendish square, n° 8.

      Edward Rowmney était absent; on ne savait pas où il était ni quand il reviendrait; on le croyait en France, et on ne l'attendait pas avant deux mois.

      Emma resta étourdie. Cette éventualité si naturelle de l'absence de Rowmney ne s'était pas même présentée à son esprit. Une lueur lui traversa le cerveau; elle pensa à M. James Hawarden, le célèbre chirurgien qui, en quittant la maison de son père, avait, avec tant de bonté, laissé les deux guinées qui avaient servi à payer la majeure partie des dépenses du voyage.

      Il ne lui avait pas donné son adresse; mais deux ou trois fois elle avait porté à la poste les lettres qu'il écrivait à sa femme.

      Il demeurait Leicester square, n° 4.

      Elle remonta en voiture, se fit conduire à Leicester square, peu distant de Cavendish square, frappa en tremblant à la porte. Le docteur était chez lui.

      Elle trouva le digne homme tel qu'elle l'espérait; elle lui dit tout, et il eut pitié, promit de s'employer à la protéger, et, en attendant, il la reçut sous son toit, l'admit à sa table, et la donna pour demoiselle de compagnie à mistress Hawarden.

      Un matin, il annonça à la jeune fille qu'il avait trouvé pour elle une place dans un des premiers magasins de bijouterie de Londres; mais, la veille du jour où Emma devait entrer dans ce magasin, il voulut lui faire la fête de la conduire au spectacle.

      La toile, en se levant devant elle au théâtre de Drury-Lane, lui montra un monde inconnu; on jouait Roméo et Juliette, ce rêve d'amour qui n'a son pareil dans aucune langue; elle rentra folle, éblouie, enivrée; elle passa la nuit sans dormir une seule seconde, essayant de se rappeler quelques fragments des deux merveilleuses scènes du balcon.

      Le lendemain, elle entra dans son magasin; mais, avant d'y entrer, elle demanda à M. Hawarden où elle pourrait acheter la pièce qu'elle avait vu représenter la veille. M. Hawarden alla à sa bibliothèque, y prit un Shakspeare complet et le lui donna.

      Au bout de trois jours, elle savait par coeur le rôle de Juliette; elle rêvait par quels moyens elle pourrait retourner au théâtre et s'enivrer une seconde fois de ce doux poison que forme le magique mélange de l'amour et de la poésie; elle voulait à tout prix rentrer dans ce monde enchanté qu'elle n'avait qu'entrevu, lorsqu'un splendide équipage s'arrêta devant la porte du magasin. Une femme en descendit, entra de ce pas dominateur que donne la richesse. Emma jeta un cri de surprise: elle avait reconnu miss Arabell.

      Miss Arabell, de son côté, la reconnut, ne dit rien, acheta pour sept ou huit cents livres sterling de bijoux, et invita le marchand à lui envoyer ses emplettes par sa nouvelle demoiselle de magasin, indiquant l'heure à laquelle elle serait rentrée.

      La nouvelle demoiselle de magasin, c'était Emma.

      A l'heure dite, on la fit monter en voiture avec les écrins, et on l'envoya à l'hôtel de miss Arabell.

      La belle courtisane l'attendait; sa fortune était au comble: elle était la maîtresse du prince régent, âgé de dix-sept ans à peine.

      Elle se fit tout raconter par Emma, puis, lui demanda si, en attendant le retour de Rowmney, elle ne préférait pas rester chez elle pour la distraire dans ses heures d'ennui, plutôt que de retourner au magasin. Emma ne demanda qu'une chose, ce fut s'il lui serait permis d'aller au théâtre. Miss Arabell lui répondit que, tous les jours où elle n'irait point au spectacle elle-même, sa loge serait à sa disposition.

      Puis elle envoya payer les bijoux et fit dire qu'elle gardait Emma. Le joaillier dont miss Arabell était une des meilleures pratiques, n'eut garde de se brouiller avec elle pour si peu de chose.

      Par quel étrange caprice la courtisane à la mode conçut-elle cet imprudent désir, cet inconcevable caprice, d'avoir cette belle créature auprès d'elle? Les ennemis de miss Arabell – et sa haute fortune lui en avait fait beaucoup – donnèrent à cette fantaisie une explication que la Phryné anglaise, convertie en Sappho, ne se donna pas même la peine de démentir.

      Pendant deux mois, Emma resta chez la belle courtisane, lut tous les romans qui lui tombèrent sous la main, fréquenta tous les théâtres, et, rentrée dans sa chambre, répéta tous les rôles qu'elle avait entendus, mima tous les ballets auxquels elle avait assisté; ce qui n'était pour les autres qu'une récréation devenait pour elle une occupation de toutes les heures; elle venait d'atteindre sa quinzième année, elle était dans toute la fleur de sa jeunesse et de sa beauté; sa taille souple, harmonieuse, se pliait à toutes les poses, et par ses ondulations naturelles, atteignait les artifices des plus habiles danseuses. Quant à son visage, qui, malgré les vicissitudes de la vie, conserva toujours les couleurs immaculées de l'enfance, le velouté virginal de la pudeur, doué par l'impressionnabilité de sa physionomie d'une suprême mobilité, il devenait, dans la mélancolie une douleur, dans la joie un éblouissement. On eût dit que la candeur de l'âme transparaissait sous la pureté des traits, si bien qu'un grand poëte de notre époque, hésitant à ternir ce miroir céleste, a dit, en parlant de sa première faute: «Sa chute ne fut point dans le vice, mais dans l'imprudence et la bonté.»

      La guerre que l'Angleterre soutenait, à cette époque, contre les colonies américaines, était dans sa plus grande activité et la presse s'exerçait dans toute sa rigueur. Richard, le frère de Fanny, pour nous servir du terme consacré, Richard fut pressé et fait marin malgré lui. Fanny accourut réclamer l'assistance de son amie; elle la trouvait si belle, qu'elle était convaincue que personne ne pourrait résister à sa prière; Emma fut suppliée d'exercer sa séduction sur l'amiral John Payne.

      Emma sentit se révéler sa vocation tentatrice; elle revêtit sa robe la plus élégante et alla avec son amie trouver l'amiral: elle obtint ce qu'elle demandait; mais l'amiral, lui aussi, demanda, et Emma paya la liberté de Dick, sinon de son amour, du moins de sa reconnaissance.

      Emma Lyonna, maîtresse de l'amiral Payne, eut une maison à elle, des domestiques à elle, des chevaux à elle; mais cette fortune eut l'éclat et la rapidité d'un météore: l'escadre partit, et Emma vit le vaisseau de son amant lui enlever, en disparaissant à l'horizon, tous ses songes dorés.

      Mais Emma n'était pas femme à se tuer comme Didon pour un volage Énée. Un des amis de l'amiral, sir Harry Fatherson, riche et beau gentleman, offrit à Emma de la maintenir

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