Скачать книгу

Alors le régent, au lieu de rentrer au Palais-Royal, s'est fait conduire chez madame de Sabran. Vous savez où demeure madame de Sabran?

      – Elle demeurait rue de Tournon; mais depuis que son mari est maître d'hôtel du régent, ne demeure-t-elle pas rue des Bons-Enfants, tout près du Palais Royal?

      – Justement. Or, il paraît que madame de Sabran, qui jusque-là avait fait de la fidélité à Richelieu, touchée enfin de l'état pitoyable où elle a vu le pauvre prince, a voulu justifier le proverbe: Malheureux au jeu, heureux en amour. Le prince, à sept heures et demie, par un petit mot daté de la salle à manger de madame de Sabran, qui lui donnait à souper, a annoncé à Broglie qu'il n'irait pas au Luxembourg, et l'a chargé d'y aller à sa place, et de faire ses excuses à la duchesse de Berry.

      – Ah! voilà donc l'histoire que racontait Broglie et qui faisait tant rire ces dames?

      – C'est probable. Maintenant, comprenez-vous?

      – Oui, je comprends que le régent, n'étant pas doué de la puissance d'ubiquité, ne pouvait pas être à la fois chez madame de Sabran et chez sa fille.

      – Et vous ne comprenez que cela?

      – Mon cher abbé, vous parlez comme un oracle; expliquez-vous, voyons.

      – Ce soir, je viendrai vous prendre à huit heures, et nous irons faire un tour rue des Bons-Enfants. Les localités parleront pour moi.

      – Ah! ah! dit d'Harmental, j'y suis… Si près du Palais-Royal, le régent ira à pied; l'hôtel qu'habite madame de Sabran a son entrée rue des Bons-Enfants; après une certaine heure, on ferme le passage du Palais-Royal, qui donne dans la rue des Bons-Enfants; il est donc obligé pour rentrer de tourner par la cour des Fontaines ou par la rue Neuve-des-Bons-Enfants, et alors nous le tenons! Mordieu! l'abbé, vous êtes un grand homme, et si monsieur le duc du Maine ne vous fait pas cardinal ou du moins archevêque, il n'y a plus de justice.

      – Je compte bien là-dessus. Maintenant, vous comprenez! il faut vous tenir prêt.

      – Je le suis.

      – Avez-vous des moyens d'exécution organisés?

      – J'en ai.

      – Alors, vous correspondez avec vos gens?

      – Par un signe.

      – Et ce signe ne peut vous trahir?

      – Impossible.

      – En ce cas, tout va bien. Il ne s'agit plus que de déjeuner, car j'avais si grande hâte de venir vous dire ces belles nouvelles, que je suis sorti de chez moi à jeun.

      – Déjeuner, mon cher abbé? vous en parlez bien à votre aise! Je n'ai à vous offrir que les débris du pâté d'hier, et trois ou quatre bouteilles de vin qui ont survécu, je crois, à la bataille.

      – Hum! hum! murmura intérieurement l'abbé. Faisons mieux que cela, mon cher chevalier.

      – À vos ordres.

      – Descendons déjeuner chez notre bonne hôtesse, madame Denis.

      – Que diable voulez-vous que j'aille déjeuner chez elle? est-ce que je la connais, moi?

      – Ceci me regarde. Je vous présente comme mon pupille.

      – Mais nous ferons un déjeuner détestable.

      – Rassurez-vous: je connais la cuisine.

      – Mais ce sera assommant, ce déjeuner!

      – Mais vous vous ferez une amie d'une femme parfaitement connue dans le quartier pour ses mœurs excellentes, pour son dévouement au gouvernement; d'une femme incapable enfin de donner asile à un conspirateur. Entendez-vous cela?

      – Si c'est pour le bien de la cause, abbé, je me sacrifie.

      – Sans compter que c'est une maison fort agréable, dans laquelle il y a deux jeunes personnes qui jouent, l'une de la viole d'amour et l'autre de l'épinette, et un garçon qui est clerc de procureur: une maison enfin où le dimanche soir vous pourrez descendre pour faire la partie de loto.

      – Allez-vous-en au diable avec votre madame Denis! Ah! pardon, l'abbé, vous êtes peut-être l'ami de la maison. En ce cas, prenons que je n'ai rien dit.

      – Je suis son directeur, répondit l'abbé Brigaud d'un air modeste.

      – Alors, mille excuses, mon cher abbé. Mais vous avez raison, au fait: madame Denis est encore une fort belle femme, parfaitement conservée, avec des mains superbes et des pieds très mignons. Peste! je me la rappelle.

      Descendez le premier, je vous suis.

      – Pourquoi pas ensemble?

      – Et ma toilette donc, l'abbé? Vous voulez que je descende devant mesdemoiselles Denis tout défrisé comme me voilà? Allons donc! on se doit à sa figure, que diable! D'ailleurs, il est plus convenable que vous m'annonciez: je n'ai pas les privilèges d'un directeur.

      – Vous avez raison: je descends, je vous annonce et dans dix minutes vous arrivez en personne, n'est-ce pas?

      – Dans dix minutes.

      – Adieu.

      – Au revoir.

      Le chevalier n'avait dit que la moitié de la vérité: il restait pour faire sa toilette peut-être, mais aussi dans l'espérance qu'il apercevrait quelque peu sa belle voisine, à laquelle, il avait rêvé tout la nuit. Ce désir fut sans résultat: il eut beau rester embusqué derrière les rideaux de sa fenêtre, celle de la jeune fille aux blonds cheveux et aux beaux yeux noirs resta hermétiquement voilée. Il est vrai qu'en échange, il put apercevoir son voisin qui, entrouvrant sa porte dans la toilette matinale que lui connaissait déjà le chevalier, passa avec la même précaution que la veille, sa main d'abord, puis sa tête. Mais cette fois, sa hardiesse n'alla pas plus loin, car il faisait quelque peu de brouillard, et le brouillard, comme on sait, est essentiellement contraire à l'organisation du bourgeois de Paris. Aussi le nôtre toussa-t-il deux fois dans les cordes les plus basses de sa voix, et, retirant tête et bras, rentra dans sa chambre comme une tortue dans sa carapace. D'Harmental vit dès lors avec plaisir qu'il pourrait se dispenser d'acheter un baromètre, et que son voisin lui rendrait le même service que ces bons capucins de bois qui sortent de leur ermitage les jours de beau temps, et qui restent au contraire obstinément chez eux les jours où il tombe de la pluie.

      L'apparition fit son effet ordinaire et réagit sur la pauvre Bathilde. Chaque fois que d'Harmental apercevait la jeune fille, il y avait en elle une si suave attraction qu'il ne voyait plus que la femme jeune, gracieuse, belle, musicienne et peintre, c'est-à-dire la créature la plus délicieuse et la plus complète qu'il eût jamais rencontrée. En ces moments-là, pareille à ces fantômes qui passent dans la nuit de nos rêves portant comme une lampe d'albâtre leur lumière en eux-mêmes, elle s'éclairait d'un rayon céleste, repoussant tout ce qui l'entourait dans l'obscurité; mais quand, à son tour l'homme de la terrasse s'offrait aux regards du chevalier, avec sa figure commune, sa tournure triviale, ce type indélébile de vulgarité qui s'attache à certains individus, aussitôt un jeu de bascule étrange s'opérait dans l'esprit du chevalier; toute poésie disparaissait comme à un coup de sifflet du machiniste, disparaît un palais de fée; les choses s'illuminaient d'un autre jour, l'aristocratie native de d'Harmental reprenait le dessus. Bathilde n'était plus que la fille de cet homme, c'est-à-dire une grisette, voilà tout; sa beauté, sa grâce, son élégance, ses talents même devenaient un accident du hasard, une erreur de la nature, quelque chose comme une rose qui eût fleuri sur un chou. Alors le chevalier haussait dans sa glace les épaules en face de lui-même, se mettait à rire tout haut, et, ne comprenant plus d'où lui venait l'impression si vive qu'un instant auparavant il avait éprouvée, il l'attribuait à la préoccupation de son esprit, à l'étrangeté de sa situation, à la solitude, à tout enfin, excepté à sa véritable cause, à la puissance souveraine et irrésistible de la distinction et de la beauté.

      D'Harmental descendit donc chez son hôtesse dans la disposition d'esprit la plus favorable pour trouver mesdemoiselles

Скачать книгу