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Le chevalier d'Harmental. Dumas Alexandre
Читать онлайн.Название Le chevalier d'Harmental
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Dumas Alexandre
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Il était plongé au plus triste de ces réflexions, lorsqu'en passant et repassant devant sa fenêtre, il s'aperçut que celle de sa voisine était ouverte. Il s'arrêta tout à coup, secoua le front comme pour en faire tomber les plus sombres de ses pensées; puis, appuyant son coude contre le mur et posant sa tête dans sa main, il essaya par la vue des objets extérieurs de donner une autre direction à son esprit. Mais l'homme n'est pas plus maître de sa veille que de son sommeil, et les rêves qu'il fait, les yeux ouverts ou fermés, suivent un développement indépendant de sa volonté, et se rattachent, il ne sait comment ni pourquoi, à des fils invisibles qui, en vibrant d'une manière inattendue, révèlent leur existence. Alors les objets les plus opposés se rapprochent, les pensées les plus incohérentes s'attirent; on a des lueurs fugitives qui, si elles ne s'éteignaient pas avec la rapidité d'un éclair, nous découvriraient peut-être l'avenir. On sent qu'il se passe quelque chose d'étrange en soi; on comprend dès lors que l'on n'est qu'une sorte de machine mue par une main invisible, et, selon que l'on est fataliste ou providentiel, on se courbe sous le caprice inintelligent du hasard ou l'on s'incline devant la mystérieuse volonté de Dieu.
Il en fut ainsi de d'Harmental: il avait cherché dans la vue d'objets étrangers à ses souvenirs et à ses espérances une distraction à sa situation présente, et il n'y trouva que la continuation de ses pensées.
La jeune fille qu'il avait aperçue le matin était assise près de la fenêtre, afin de profiter des derniers rayons du jour; elle travaillait à quelque chose comme à une broderie. Derrière elle son clavecin était ouvert, et sur un tabouret posé à ses pieds, sa levrette, endormie de ce sommeil léger propre aux animaux que la nature a destinés à la garde de l'homme, se réveillait à chaque bruit qui montait de la rue, dressait les oreilles, allongeait la tête gracieusement au delà du rebord de la fenêtre, puis se recouchait en tendant une de ses petites pattes sur les genoux de sa maîtresse. Tout cela était délicieusement éclairé par une lueur du soleil couchant qui allait au fond de la chambre faire ressortir en points lumineux les ornements de cuivre du clavecin et les filets d'or de l'angle d'un cadre. Le reste était dans la demi teinte.
Alors il sembla au chevalier, sans doute à cause de la disposition d'esprit singulière où il était lorsque ce tableau avait frappé sa vue, il lui sembla que cette jeune fille, au visage calme et suave, entrait dans sa vie comme un de ces personnages resté jusqu'alors derrière le rideau, et qui entrent dans une pièce au deuxième acte ou au troisième pour prendre part à l'action et quelquefois pour en changer le dénouement. Depuis cet âge où l'on voit encore des anges dans ses rêves, il n'avait rien rencontré de pareil. La jeune fille ne ressemblait à aucune des femmes qu'il avait vues jusqu'alors. C'était un mélange de beauté, de candeur et de simplicité, comme on en trouve quelquefois dans ces charmantes têtes que Greuze a copiées, non pas dans la nature, mais qu'il a vues se réfléchir dans le miroir de son imagination. Alors, oubliant tout, l'humble condition où elle était née, sans doute la rue où elle se trouvait, la chambre modeste qui lui servait de demeure; ne voyant dans la femme que la femme même, et lui faisant un cœur selon son visage, il pensa quel serait le bonheur de l'homme qui ferait battre le premier ce cœur, qui serait regardé avec amour par ces beaux yeux, et qui cueillerait sur ces lèvres, si franches et si pures, le mot: je t'aime! cette fleur de l'âme, dans un premier baiser.
Telles sont les nuances étranges que les mêmes objets empruntent de la différence de situation de celui qui les regarde. Huit jours auparavant, au milieu de son luxe, dans sa vie qu'aucun danger ne menaçait, entre un déjeuner à la taverne et une chasse à courre, entre un défi de courte paume chez Farol et une orgie chez la Fillon, si d'Harmental eût rencontré cette jeune fille, il n'eût vu sans doute en elle qu'une charmante grisette qu'il eût fait suivre par son valet de chambre, et à qui le lendemain il eût fait outrageusement offrir un cadeau de vingt-cinq louis peut-être; mais le d'Harmental d'il y a huit jours n'existait plus. À la place du beau seigneur, élégant, fou, dissipé, sûr de la vie, était un jeune homme isolé, marchant dans l'ombre, seul, avec sa propre force, sans une étoile pour le guider, qui pouvait tout à coup sentir la terre s'ouvrir sous ses pieds ou le ciel s'abattre sur sa tête. Celui-là avait besoin d'un appui, si faible qu'il fût, celui-là avait besoin d'amour, celui-là avait besoin de poésie. Il n'était donc point étonnant que, cherchant une madone à qui faire sa prière, il enlevât, dans son imagination, cette belle jeune fille à la sphère matérielle et prosaïque dans laquelle elle se trouvait, et que, l'attirant dans sa sphère à lui, il la posât, non point telle qu'elle était, sans doute, mais telle qu'il eût désiré qu'elle fût, sur le piédestal vide de ses adorations passées.
Tout à coup la jeune fille leva la tête, jeta les yeux par hasard en face d'elle, et aperçut à travers les vitres la figure pensive du chevalier. Il lui parut évident que ce jeune homme restait là pour elle et que c'était elle qu'il regardait. Aussi une vive rougeur passa-t-elle aussitôt sur son visage. Cependant elle fit comme si elle n'avait rien vu, et elle baissa de nouveau la tête vers sa broderie. Mais au bout d'un instant elle se leva, fit quelques tours dans sa chambre, puis sans affectation, sans fausse pruderie, quoique avec un reste d'embarras cependant, elle revint fermer sa fenêtre.
D'Harmental restait où il était et comme il était, continuant, malgré la fermeture de la fenêtre, de s'avancer dans le pays imaginaire où sa pensée voyageait. Une ou deux fois il lui sembla voir se soulever le rideau de sa voisine, comme si elle eût voulu savoir si l'indiscret qui l'avait chassée de sa place était toujours à la sienne. Enfin, quelques accords savants et rapides se firent entendre; une harmonie douce leur succéda, et ce fut alors d'Harmental qui ouvrit sa fenêtre à son tour.
Il ne s'était point trompé; sa voisine était d'une force tout à fait supérieure: elle exécuta deux ou trois morceaux, mais sans cependant mêler sa voix au son de l'instrument, et d'Harmental trouvait presque autant de plaisir à l'entendre qu'il en avait trouvé à la voir. Tout à coup elle s'arrêta au milieu d'une mesure. D'Harmental supposa, ou qu'elle l'avait vu à sa fenêtre, ou qu'elle voulait le punir de sa curiosité, ou qu'il était entré quelqu'un, et que ce quelqu'un l'avait interrompue; il se retira en arrière, mais de façon à ne point perdre de vue la fenêtre. Au bout d'un instant, il reconnut que sa dernière supposition était vraie. Un homme vint à la croisée, souleva le rideau, colla sa bonne grosse face à une vitre, tandis qu'avec la main il battit une marche sur une autre vitre. Le chevalier reconnut, quoiqu'une différence sensible se fût faite dans sa toilette, l'homme au jet d'eau qu'il avait vu sur la terrasse le matin, et qui, avec un air de si parfaite familiarité, avait prononcé deux fois le nom de Bathilde.
Cette apparition plus que prosaïque produisit l'effet qu'elle devait naturellement produire, c'est-à-dire qu'elle ramena d'Harmental de la vie imaginaire à la vie réelle. Il avait oublié cet homme, qui faisait un contraste si parfait et si étrange avec la jeune fille dont il était nécessairement ou le père, ou l'amant, ou le mari. Or, dans tous ces cas, que pouvait avoir de commun avec le noble et aristocrate chevalier la fille, l'épouse ou la maîtresse d'un tel homme? La femme, et c'est un malheur de sa situation éternellement dépendante, grandit ou s'abaisse de la grandeur ou de la vulgarité de celui au bras de qui elle marche appuyée, et, il faut l'avouer, l'horticulteur de la terrasse n'était pas fait pour maintenir la pauvre Bathilde à la hauteur où le chevalier l'avait élevée dans ses rêves.
Aussi se prit-il à rire de sa propre folie et la nuit étant revenue, comme, depuis la veille au matin, il n'avait pas mis le pied