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chambre des deux sœurs était presque de l'opulence.

      D'un côté du grenier, sur un soliveau vermoulu, un homme à la figure hâve, creuse et comme stupéfiée, s'asseyait auprès d'une bouteille qui semblait vide. Il portait un habit en lambeaux; sa barbe et ses cheveux gris se mêlaient. Il appuyait ses deux coudes sur ses genoux maigres, et sa tête était entre ses mains. A l'autre bout de la misérable chambre, une femme s'asseyait sur le sol même; ses cheveux noirs dénoués entouraient un visage qui avait la blancheur et l'immobilité du marbre. Elle regardait devant elle d'un œil fixe et sans pensée. On voyait sur ses traits réguliers une douleur si poignante que le cœur en restait navré.

      Le vieillard, couché sur le matelas, était le père Géraud, ancien aubergiste du Mouton couronné; la femme accroupie à terre était madame Marthe; l'homme à la barbe grise, assis sur le soliveau, se nommait René, vicomte de Penhoël.

      Le temps avait fait de la cloison une véritable claire-voie; elle n'empêchait pas plus d'entendre que de voir. Chaque jour, Diane et Cyprienne venaient là au moins une fois.

      Elles ne se découvraient point, parce qu'elles eussent été forcées d'avouer qu'elles faisaient, elles, filles de Penhoël, le métier de chanteuses des rues; parce qu'on les aurait peut-être retenues, et qu'il leur eût fallu renoncer à leurs chimériques espoirs. Mais elles se sentaient moins seules et moins abandonnées, lorsqu'elles avaient rendu leur pieuse visite aux anciens maîtres du manoir.

      Ces visites, d'ailleurs, étaient autre chose qu'un culte stérile adressé à de chers souvenirs. Les Penhoël vivaient là, depuis deux mois, bien qu'ils fussent dépourvus de toutes ressources; ils vivaient uniquement grâce aux deux jeunes filles.

      Le malheur semble s'acharner sur les vaincus. Le pauvre aubergiste de Redon avait tout quitté pour suivre ses anciens maîtres et pour les servir. Il s'était dit: «Je travaillerai; dans ce grand Paris je trouverai bien de l'ouvrage.» Mais, au lieu de venir en aide à la famille, il se trouvait peser lourdement sur elle, car, dès les premières semaines, le père Géraud était tombé malade d'un excès de travail, et depuis lors il n'avait pu se relever.

      Quant au bon oncle Jean, il avait caché sa croix de Saint-Louis et passait ses jours entiers à parcourir la ville, demandant partout de l'emploi, n'importe quel emploi, et n'en pouvant trouver nulle part.

      Marthe et son mari n'essayaient même pas. Madame se courbait, anéantie, sous le poids de sa douleur de mère. Elle n'avait plus ni volonté ni force. Parfois, elle restait du matin au soir accroupie dans la poussière, à l'endroit où nous la voyons maintenant, sans bouger, sans parler. D'autres fois elle sortait furtivement, dès l'aube. C'était pour aller au loin, dans Paris inconnu, tant que ses pauvres jambes pouvaient la porter; c'était pour chercher sa fille…

      Les gens du quartier la regardaient comme une folle.

      René, lui, buvait le plus qu'il pouvait. Dès qu'il n'avait plus de quoi boire, il tombait dans une apathie morne.

      Il se passait des semaines sans qu'une parole sortît de ses lèvres.

      Chaque soir, il quittait son soliveau, et allait disputer au vieux Géraud malade une part de son matelas.

      Marthe et l'oncle Jean couchaient sur la terre.

      Tant qu'il était resté un peu d'argent à Diane et à Cyprienne, elles avaient fait passer chaque jour leur petite offrande par les trous de la cloison. Plus tard ç'avait été du pain, le pain dont elles manquaient elles-mêmes!

      Telle était l'atonie profonde où s'engourdissaient les pauvres hôtes du grenier, qu'ils ne songeaient point à chercher la source de cette mystérieuse aumône. Penhoël se jetait sur le pain comme une brute affamée. Ce qu'il laissait prolongeait l'agonie de sa femme et du père Géraud.

      L'oncle Jean vivait on ne savait comment. Jamais il ne diminuait la part de ses compagnons d'infortune.

      Quand l'offrande arrivait, à l'heure ordinaire, la voix de Madame s'élevait parfois pour bénir le bienfaiteur invisible. Les deux jeunes filles, alors, baisaient en pleurant la cloison qui les séparait de Marthe. Leur cœur battait bien fort, car elles n'avaient rien perdu de cette ardente tendresse qu'elles portaient jadis à Madame. Elles étaient obligées de s'enfuir pour ne point s'élancer vers elle et se coucher à ses genoux.

      Le silence régnait presque toujours dans la triste demeure, un silence lugubre, interrompu seulement par les plaintes du malade. Parfois, pourtant, vers le soir, Madame causait à voix basse avec l'oncle Jean. Dans ces occasions, elle venait vers la cloison pour s'éloigner de son mari. C'était ainsi que Cyprienne et Diane avaient appris les affaires de Penhoël. Elles savaient dans ses plus petits détails la monotone histoire de l'exil, les regrets amers, les espoirs déçus, la longue torture. Elles connaissaient même le terme fatal, après lequel il ne serait plus possible de rentrer dans la possession du manoir.

      Mais les pauvres filles avaient perdu leurs illusions folles. Qu'importait le terme maintenant?..

      Diane était derrière la cloison, regardant, le cœur gros, cette scène de désolation muette et morne. Une porte, qui se trouvait au pied du matelas, s'ouvrit en criant sur ses gonds faussés, et la tête blanche de Jean de Penhoël se montra sur le seuil.

      Il était moins changé que les autres. C'était bien toujours ce visage vénérable et doux jusqu'à la faiblesse. Il portait le même costume qu'autrefois, seulement sa veste de paysan était bien usée et le ruban de Saint-Louis ne pendait plus à sa boutonnière.

      Il traversa le grenier d'un pas lent. Le bruit de ses sabots s'étouffait sur la poussière épaisse.

      – Bonsoir, mon neveu! dit-il en tendant la main à René.

      René leva sur lui son regard pesant et privé de pensée.

      – Bonsoir!.. grommela-t-il; je n'ai plus d'eau-de-vie.

      Il montra du doigt la bouteille vide, qui était auprès de lui sur le soliveau.

      L'oncle Jean fit comme s'il n'avait pas entendu, et gagna le lit du malade.

      Penhoël grondait entre ses dents:

      – Ils m'ont mis là tous deux!.. tous deux!.. mon frère et ma femme!..

      – Eh bien! mon vieux Géraud, dit l'oncle, comment ça va-t-il ce soir?

      Géraud fit effort pour se soulever sur le matelas.

      – Que Dieu vous bénisse, Jean de Penhoël!.. répliqua-t-il d'une voix épuisée; la fièvre me tient bien fort… Ah! si je m'en allais, ce serait pour le mieux, car je ne pourrai pas travailler de longtemps.

      – Vous vous guérirez plutôt, mon brave ami… Et nous verrons tous ensemble de meilleurs jours!

      – Je ne sais pas… dit le vieil aubergiste; je ne sais pas, M. Jean!.. Me voilà bien bas et je ne suis plus jeune… Si le bon Dieu voulait que je visse seulement le fils de mon commandant et notre pauvre dame tirés de cet enfer, je n'aurais pas de chagrin à mourir… Mais ça dure… ça dure!.. Et moi, je ne fais que leur prendre chaque jour la moitié de leur pain…

      Il se laissa retomber sur sa couche. L'oncle en sabots se dirigea vers le coin où Marthe était assise. Il se pencha vers elle et prit sa main qu'il baisa. Dans ce mouvement, il mettait, à son insu, un reste de cette grâce noble dont les vieux gentilshommes emportent le secret. Cela faisait péniblement contraste avec la repoussante misère du grenier.

      – Bonsoir, Marthe! dit le vieillard doucement.

      Madame répondit par un signe de tête.

      – Ma pauvre fille, reprit l'oncle, il me semble que vous êtes plus pâle encore qu'hier au soir…

      Marthe essaya de sourire.

      – Mon Dieu!.. mon Dieu! reprit l'oncle dont les grands yeux bleus se levaient au ciel avec une résignation douloureuse, je fais pourtant ce que je puis!.. Ce sont mes cheveux blancs qui les arrêtent… J'ai beau leur dire: «Voyez mes bras, je suis vigoureux encore;» on me répond: «Il est temps de vous reposer, mon vieux.» Me reposer… quand ma pauvre belle Marthe souffre!..

      Il

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