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de ces trois hommes allaient se mettre aux rames, lorsque le troisième, qui était assis au gouvernail, leur fit signe de les laisser en repos.

      Puis, avec un triste sourire:

      – Elle ira toujours assez vite, dit-il.

      Ces trois hommes, c'étaient les deux fils de Hans Rivers et Jacques Mérey.

      Jacques Mérey avait recommandé avec grand soin aux deux jeunes gens de lui dire exactement où finissait la frontière de France.

      Au bout d'un quart d'heure de navigation, ils lui montrèrent un poteau: c'était la frontière. D'un côté, le Luxembourg; de l'autre, le Palatinat. En deçà du poteau, la patrie; au delà, la terre étrangère.

      La barque s'arrêta au pied du poteau. Jacques Mérey voulait une fois encore toucher du pied le sol sacré de la France.

      Il enveloppa le poteau de son bras, comme si ce morceau de bois inerte était un homme, un concitoyen, un frère.

      Il appuya sa tête contre lui, comme il eût fait sur l'épaule d'un ami.

      Sa douleur était double, quitter la France, et la laisser dans l'état où elle était.

      Toute une armée assiégée dans Mayence, presque prisonnière. L'ennemi à Valenciennes, notre dernière barrière. L'armée du Midi en retraite; l'Espagnol débordant sur la France; la Savoie, notre fille d'adoption, retournée contre nous à la voix des prêtres; notre armée des Alpes affamée; Lyon en pleine révolte tirant à mitraille sur les commissaires de la Convention, qui, hélas! le lui rendront bien; enfin les Vendéens victorieux à Fontenay et prêts à marcher sur Paris.

      Jamais nation sans se perdre ne fut si près de sa perte. Pas même Athènes se jetant à la mer pour fuir Xercès et gagnant à la nage son radeau de Salamine.

      Jacques Mérey, tout matérialiste que la science l'eût rendu, sentit cependant que les événements qui se succédaient sur la terre devaient obéir à une mystérieuse puissance cachée dans les profondeurs de l'éternité et devant avoir, au point de vue de notre monde, un but intelligent et humanitaire.

      Il leva les yeux au ciel, et murmura ces paroles:

      – Toi qui me sers à nommer le mot que je cherche: Zeus, Uranus, Jéhova, – Dieu, – créateur invisible et inconnu des mondes, essence céleste ou matière immortelle, je ne crois pas que l'homme individuellement ait droit à un de tes regards; mais je crois que tu couvres toute l'espèce de ta protection toute-puissante, et que de même que les flottes subissent les vents, les grands événements des peuples se courbent sous ta puissante impulsion. De quelque façon qu'il ait été créé, l'homme vient de toi; et si tu l'as créé seul, pauvre et nu, c'était pour lui laisser le mérite et lui donner l'expérience de créer à son tour la famille d'abord, la tribu ensuite, et enfin la société. La société constituée, restait à l'enrichir matériellement par le travail, à l'éclairer par l'intelligence. Depuis six mille ans chacun coopère à ce but selon sa force et selon son génie. Or, quel est le résultat que tu as dû espérer de tant d'efforts? la plus grande somme de bonheur possible répandue sur le plus grand nombre d'individus. Qui a le plus fait pour accomplir cette œuvre immense, ou des monarchies de toute espèce qui se succèdent depuis mille ans à partir de la monarchie féodale de Hugues Capet jusqu'à la monarchie constitutionnelle de Louis XVI, ou des cinq années de révolution qui viennent de s'écouler? qui a donné des droits égaux à l'homme? qui lui a donné le pain de l'esprit par l'éducation, le pain du corps par le partage des terres? C'est notre sainte révolution, c'est notre bien-aimée République. La France est ton élue, ô mon Dieu! puisque tu l'as choisie en quelque sorte comme victime et offerte comme exemple au genre humain. Eh bien! que son sang coule et le mien tout le premier; qu'elle soit le Christ des nations comme Jésus a été le Christ des hommes, et que ces trois mots: LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ, prononcés par lui et adoptés par lui, deviennent le lumineux soleil de l'avenir!

      Adieu, patrie! adieu, patrie! adieu, patrie!

      – Et maintenant, dit Jacques Mérey en se laissant tomber dans la barque plutôt qu'il n'y descendit, jetez-moi où vous voudrez; tout lieu m'est indifférent, puisque ce n'est plus la France.

      III

      HUIT JOURS TROP TARD

      Les deux frères Rivers déposèrent Jacques Mérey sur la berge de la Moselle, à un kilomètre à peu près de la ville de Trèves.

      Jacques les embrassa tendrement; c'étaient les deux bras de la France qui le déposaient sur la terre étrangère.

      Jacques, debout, appuyé sur son fusil, les regarda s'éloigner tristement; puis, au premier détour de la Moselle, ils le saluèrent de leurs avirons, lui de son chapeau, la barque disparut et tout fut dit.

      Jacques remit son chapeau sur sa tête, salua la France d'un long et dernier adieu, jeta son fusil sur son épaule, et suivit tête basse le petit chemin tracé par les piétons qui longe les rives de la Moselle, ce petit chemin qui conduit à Trèves.

      Jacques Mérey parlait allemand comme un Allemand. Il avait à son carnier, suspendus par le col, quelques petits oiseaux de marais qu'avaient eu la précaution d'y suspendre ses deux compagnons de route. Il ne lui fut fait aucune question. Aux portes, il fut pris pour un bourgeois de la ville revenant de faire une promenade cynégétique.

      Mais, la porte franchie, il s'empressa de demander qu'on lui indiquât la demeure du bourgmestre.

      Arrivé chez le magistrat, Jacques Mérey se nomma; on savait la catastrophe du 31 mai. Sans avoir le temps de devenir célèbre, le nom de Jacques Mérey avait eu celui de ne pas demeurer inconnu. Le bourgmestre s'inclina, comme tout homme de cœur s'incline devant un proscrit. Dans tous les pays du monde civilisé, à l'honneur de l'humanité et du progrès, à la honte des gouvernements, la proscription est une majesté.

      Le bourgmestre demanda, en entourant sa question de toutes les délicatesses de l'homme du monde, s'il avait besoin de ces secours que les gouvernements étrangers avaient mis à la disposition des autorités pour aider à la fuite des émigrés. Mais Jacques Mérey déclara que, étant proscrit et non pas émigré, ses biens n'étaient pas saisis, et que, outre les dix ou douze mille francs qu'il avait sur lui, il laissait une fortune en France.

      Ce qu'il désirait, c'était donc tout simplement un passe-port pour Vienne.

      Seulement, à cause des circonstances, il fut obligé de tracer le chemin qu'il voulait suivre pour aller à Vienne.

      – C'était le plus direct: Carlsruhe, Stuttgart, Augsbourg, Munich et Vienne.

      Une fois hors de France, et lorsqu'il ne resta plus dans le cœur de Jacques Mérey que le spectre de la patrie, la vivante image d'Éva reprit peu à peu sa puissance; le souvenir momentanément effacé par les événements, ces événements du passé redeviennent une aurore, et, de même que l'aube se lève derrière les montagnes, ils se lèvent derrière la silhouette aride et décharnée du passé, pour éclairer un nouvel avenir.

      Maintenant qu'il était sur le sol étranger, maintenant qu'il ne marchait plus sur cette terre de France sur laquelle Danton voulut mourir, ne pouvant l'emporter à la semelle de ses souliers, il sentit sa pensée s'imprégner de nouveau de son amour, et cet amour, comme une séve réparatrice, ruisseler par tout son corps.

      Il n'avait point reçu de lettre d'Éva; mais ce silence ne l'inquiétait aucunement, il savait que les lettres d'Éva étaient confisquées au passage.

      Mais ce qui l'inquiétait, c'est qu'Éva, sans soupçon contre sa femme de chambre, devait s'étonner de son silence à lui. Sans doute dans les lettres qu'elle lui écrivait et qu'Éva croyait lui être parvenues, elle lui donnait l'adresse à laquelle il devait répondre.

      Comment ne lui répondait-il pas?

      Ne se croirait-elle pas oubliée et se croyant oubliée…?

      Mais le cœur d'Éva n'était pas un cœur vulgaire; elle connaissait l'amour immense que Jacques Mérey ressentait pour elle; elle l'avait vu renoncer pour elle à toute ambition politique, refuser cette députation

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