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lettre?

      Je me dis que sans doute certaine partie de mon cerveau n'avait pas été suffisamment développée par toi, que le temps t'avait manqué pour achever mon entière création; que de cette partie incomplète venait le trouble dans lequel je me perdais.

      Scipion ne me quittait plus d'un pas; on eût dit que la puissance de son attachement pour moi lui avait inspiré la révélation de sa mort prochaine.

      Et moi, en le voyant s'affaiblir de jour en jour, je le regardais tristement. Scipion c'était le catalogue de toute ma vie. Avant que personne m'aimât, il m'aimait; quand je n'étais qu'une masse inerte, il me réchauffait; quand j'étais impuissante à percevoir moralement, je le percevais physiquement. Il fut, quand la vue me fut donnée, le premier être que je vis, et quand peu à peu je reçus le mouvement, il fut mon premier moyen de locomotion; à tous mes souvenirs de toi, il est mêlé, et ce fut à travers lui en quelque sorte que j'arrivai à toi. Depuis que nous sommes séparés, pour parler de toi je n'ai que lui; et aujourd'hui que la mort s'approche, que son regard trouble m'entrevoit avec peine, si je lui demande où est notre maître bien-aimé à tous deux, il comprend de qui il est question, et par de douces plaintes arrachées à ton nom il semble me dire: Pas plus que toi je ne sais où il est, mais comme toi, tu vois bien que je le pleure.

      Les journaux français sont défendus ici; mais comme, grâce à toi, l'allemand est devenu pour moi une seconde langue maternelle, je lis les journaux allemands. J'ai vu ton vote dans le procès de ce malheureux roi dont nous ne nous étions jamais occupés ensemble, dont nous avions parlé deux ou trois fois à peine, dont j'ignorais presque l'existence. Quand, au nom de la patrie, on est venu te chercher pour lutter contre son pouvoir expirant, tu n'as pas voulu voter la peine de mort, cœur miséricordieux, et tu t'es exposé aux murmures et peut-être à la vengeance de toute l'Assemblée pour rester fidèle, non pas dans ta foi, – car je sais ce que tu pensais, – mais dans ton humanité.

      Tu n'as aucune idée de la façon dont on s'illusionne ici. Tous les émigrés passent ici, et dans leur nombre immense nous en voyons quelques-uns parlant de leur retour en France comme d'une chose prochaine et sûre; selon eux, la mort du roi, loin de gâter les affaires de l'émigration, les rend meilleures; si la tête du roi tombe, disent-ils, toute l'Europe se soulèvera, et il me semble impossible que la France résiste à toute l'Europe, quoique je désire bien rentrer en France, puisque rentrer en France ce sera me rapprocher de toi. Je ne voudrais pas rentrer à ce prix, il me semble que c'est une impiété d'espérer une pareille chose.

      Inutile de te dire que ma tante est au nombre de ceux qui espèrent rentrer en France de cette façon.

      Si je n'étais pas si triste, mon bien-aimé Jacques, je rirais des étonnements que causent à ma tante les preuves successives et inattendues de l'éducation que tu m'as donnée.

      D'abord, en arrivant en Allemagne, sa grande inquiétude était de savoir comment elle se ferait comprendre, lorsque tout à coup elle me vit parler couramment allemand avec les postillons et les aubergistes.

      Premier étonnement.

      Il y a huit ou dix jours, nous avons visité les serres du palais, qui sont fort belles. Le jardinier justement est Français, et, reconnaissant en moi une compatriote, il voulut me faire lui-même les honneurs de son royaume.

      Aux premiers mots que nous échangeâmes, il vit que je n'étais point tout à fait étrangère à la botanique. Alors il me fit visiter ses orchidées les plus curieuses; il en avait de magnifiques, dont les fleurs imitaient des insectes, des papillons, des casques; puis, voyant que je m'intéressais surtout aux choses mystérieuses de la nature, il me fit voir sa collection d'hybrides.

      Mais l'excellent homme ne connaissait que les hybrides naturelles, fruit et résultat d'un accident quelconque de la nature; il ne savait point en faire artificiellement en enlevant les étamines d'une fleur avant sa fécondation, et en apportant sur le pistil le pollen d'une autre espèce.

      Il se plaignait aussi que ses hybrides, quoique fécondes, retournassent spontanément à la tige maternelle, c'est-à-dire à l'atavisme. Je lui indiquai alors le moyen de combattre ce retour, en redoublant dans les générations subséquentes une nouvelle aspersion du pollen paternel.

      Le jardinier était dans le ravissement; il m'écoutait comme il eût écouté Kœlrenter lui-même. Quant à ma tante, tu comprends, mon bien-aimé, elle qui est arrivée à l'âge de soixante-neuf ans sans savoir distinguer une anémone d'une tubéreuse, elle était stupéfaite.

      Mais ce fut bien pis lorsque hier, à propos de mon pauvre Scipion, qui sera mort demain, je me pris avec le confesseur de ma tante, vieux prêtre français non assermenté, d'une discussion sur l'âme des hommes et sur celle des animaux, et lorsque j'avançai que c'était l'orgueil humain qui avait converti en âme l'intelligence humaine plus perfectionnée grâce à la quantité de matière cérébrale plus considérable contenue dans le crâne humain que dans le crâne des animaux, et que j'attribuai à chaque animal une âme en harmonie avec son intelligence. J'essayai vainement de faire comprendre que la nature n'était rien autre chose dans son éternelle palpitation que cette chaîne générale des êtres, que la séve de l'arbre était le sang de l'homme, et que la moindre plante, à un degré inférieur, avait sa vie sensitive à des degrés de plus en plus supérieurs, comme le mollusque, comme l'insecte, comme le reptile, comme le poisson, comme le mammifère, comme l'homme enfin.

      Le prêtre m'accusa de panthéisme, et ma tante, qui ne savait pas ce que c'était que le panthéisme, déclara simplement que j'étais une athée.

      Comment se fait-il, ô mon cher maître, comment se fait-il, mon Jacques bien-aimé, que ce soit nous qui voyons Dieu en toutes choses dans les mondes qui roulent au-dessus de nos têtes, dans l'air que nous respirons, dans l'océan que ne peut embrasser notre regard, dans le peuplier qui plie au vent, dans la fleur qui s'ouvre au soleil, dans la goutte de rosée que secoue l'aurore, dans l'infiniment petit, dans le visible et dans l'invisible, dans le temps et dans l'éternité, comment se fait-il que ce soit nous qu'on accuse d'être des athées, c'est-à-dire de ne pas croire en Dieu?

      Notre pauvre Scipion est mort ce matin. Il en sait maintenant autant que nous en saurons un jour sur le grand secret, que le tombeau ne révélera jamais du moment où il n'a pas répondu à la sublime interrogation de Shakespeare.

      Ce matin, ne le voyant pas entrer lorsque l'on ouvrit la porte de ma chambre, je me doutai ou qu'il était mort, ou qu'il était trop malade pour venir jusqu'à moi.

      J'allai donc jusqu'à sa niche.

      Il était vivant encore, mais trop faible déjà pour marcher. Son œil était fixé sur la porte par laquelle il s'attendait à me voir paraître.

      En m'apercevant, son œil s'anima. Il fit entendre un petit cri de joie, sa queue s'agita, il sortit à moitié de sa niche.

      Je pris un tabouret et vins m'asseoir près de lui et, voyant qu'il faisait effort, je lui pris la tête et la posai sur mon pied.

      C'était cela qu'il voulait.

      Une fois là, l'œil fixé sur moi, de temps en temps détournant son regard pour le plonger dans le lointain, comme s'il te cherchait, mais le ramenant aussitôt vers moi, il ne s'occupa plus qu'à mourir.

      En vérité, celui qui donne une âme à l'assassin sans pitié qui égorge pour quarante sous des femmes et des enfants à la porte d'une prison, et la refuse à ce noble animal qui, pareil au pécheur privilégié de l'Écriture, après avoir fait le mal s'est repenti de l'avoir fait, et a consacré le reste de sa vie au bien et à l'amour, celui-là me semble non-seulement hors de raison, mais hors d'intelligence.

      Mon bien-aimé Jacques, le jour où tu liras ces lignes, si tu les lis jamais, et que tu te reporteras à leur date, 23 janvier 1793, tu me trouveras sans doute bien enfantine de m'absorber dans la contemplation d'un chien qui meurt au moment même où tu te trouves, toi, en face de l'échafaud d'un roi, au milieu des débris d'un trône qui croule. Mais tout est relatif: l'amour qu'on porte à son roi, c'est-à-dire à un homme que l'on n'a jamais vu, à qui l'on n'a jamais parlé, est une convention sociale, une affaire d'éducation, tandis que l'amitié que je porte à la pauvre bête

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