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elles sont discrètes, mes bonnes sœurs, on ne les voit plus… Te donnent-elles des conseils, à toi? Je t’en prie, Alice, de l’indulgence! Tâche de les comprendre. Leur haute intelligence n’a pas d’exutoire. La vie est dure dans notre classe, pour les femmes célibataires… Que veux-tu qu’elles fassent? Ce qui manque à Lili et à Caro, c’est la tendresse d’un mari; j’aurais dû les laisser libres d’en choisir un.

      – Peut-être! Mais pourquoi ne donnent-elles pas des leçons comme maman? Elles me méprisent, elles nous jugent, et comment! Hier, je les écoutais, elles en avaient après nous: – Ah! cette nourrice, cette Miss Ellen! Des mercenaires, des exploiteuses. Alice et Pierre n’y voient que du feu. Un beau jour, ils sauront ce qu’ils ont fait! – Et elles ricanaient.. Oh! ce ricanement! Pourquoi en veulent-elles tant à Miss Ellen?

      – Alice – implorait papa – ne sois pas si nerveuse! Elles ont leurs principes: nous n’avons que de la tendresse et des craintes pour notre tardillon. Miss Ellen est une fille parfaite, Georges l’aime bien, laissons parler mes braves sœurs…

      Pauvre maman! J’avais, en pareil cas, envie de me jeter à son cou. Je ne concevais pas qu’elle pût se tromper.

      Ailleurs:

      Miss Ellen s’était assouplie et pliée à nos coutumes depuis son arrivée en France, deux ans auparavant; elle était descendue chez une parente à elle, Mrs Randall, ancienne gouvernante qui tenait un petit magasin de papeterie et de livres anglais, rue d’Aguesseau. Ellen avait traîné par le faubourg, dans des logements de cochers chics, avec des nurses. Mrs Randall, imbue des traditions de l’aristocratie où elle avait elle-même servi, tenait à ses principes et croyait au rang. Ellen était d’une autre extraction que ces serviteurs de la haute finance, elle dérogerait, selon Mrs Randall, en se liant avec eux. Par l’entremise d’un fournisseur, celle-ci avait pu caser Ellen plus loin du quartier des Champs-Elysées et de ses tentations; par hasard, c’est à Passy, chez nous, qu’Ellen s’était engagée.

      Les fonctions d’Ellen Mac Farren auprès de Georges consistèrent à lui apprendre la langue anglaise par le jeu et la conversation. Paresseuse et sentant le faisceau des Aymeris trop compact pour qu’elle glissât, par le moindre interstice, un peu de son autorité auprès de l’enfant-tunique, elle avait accepté d’être en sous-ordre de la toute-puissante Nou-Miette, afin de jouir des avantages d’une maison confortable, d’une vie facile et cossue.

      La veuve Randall envoyait à Georges des bibliothèques entières de toy-books2, des albums d’images en couleur, Little Bo-Peep, Jack and the Bean Stalk, des légendes de revenants, des contes fantastiques en quelques lignes, des histoires où les Anglais excellent à faire parler les animaux, pour les petits enfants. Les gravures en taille-douce, dans une édition abrégée de Dickens, eussent tenu Georges des semaines enfermé, hors d’atteinte, lui semblait-il, de ses tantes qui n’admettaient que l’Histoire de France. Il était heureux loin du mobilier d’acajou, des vases d’albâtre, du Tireur d’épine, de la Vénus de Milo et autres bronzes par quoi les clients témoignent à un avocat ou aux médecins, de leur reconnaissance et de leur manque de goût.

      Georges aurait voulu les connaître, les héros de Dickens et ceux des légendes qu’il croyait vivre pour de bon dans un monde où le transportait son imagination. Combien il les préférait aux personnages de Mme de Ségur, de petits sots et des parents ennuyeux, qui parlent comme les tantes Aymeris!

      – Miss Ellen, quand vous irez chez vous, emmenez-moi! Connaissez-vous Mr Pickwick? Et David Copperfield? Et la Belle et la Bête? Et le Prince Grenouille? Est-ce qu’on les rencontre? Sont-ils ressemblants, dans mes images?

      Ellen fit encadrer des chromos, extraits des numéros de Noël du Graphic et de l’Illustrated London News; Georges contemplait, quand il se réfugiait chez elle, des paysages d’Ecosse, certain château moyenageux aux fenêtres flamboyantes, par un clair de lune qui bleuissait la neige d’un Christmas Eve3. Le pendant était une salle de bal; des chasseurs en habit rouge buvaient à une table de souper. Il y avait aussi des chevaliers en cotte de mailles, des châtelaines vêtues d’orfroi et d’hermine, des écuyers galants, des Indiens enturbannés, des convois d’éléphants et des voiles sur des flots d’azur; un paysage, l’Himalaya perçant de ses cimes le lapis d’un ciel oriental.

      – Racontez, racontez, Miss Ellen! Comme c’est beau!

      Et Miss Ellen enfilait des histoires jusqu’à ce que les tantes, s’avisant que Georges n’était point au salon, demandassent à Mme Aymeris: – Où est-il? Encore parti? Toujours avec l’Angliche? La place de Georges ne serait-elle pas plutôt auprès de nous?

      Et Mme Aymeris songeait aux courants d’air, à la fenêtre toujours ouverte chez Miss Ellen. – La fureur des Angliches: l’air! Fresh air, fresh air! ricanaient ces demoiselles pour alarmer leur belle-sœur. – Nous, nous sommes des Françaises!

      Georges allait s’enrhumer! Et il descendait à l’appel de sa mère, dans la pièce aux fauteuils symétriques, dont le velours était d’un vert pisseux. Il y retrouvait l’accablant ennui du Salon des Centenaires. – Où est ma boîte à modelage? Tantes, qu’est-ce que vous voulez que je fasse? J’ai assez de vos jeux d’oie, de vos dominos… Georges bâillait. Ces demoiselles grommelaient: – Alice! Hein? Avais-je raison? Il était encore avec la Miss! Mais, mon pauvre enfant, la Miss est ici pour te laver, te nouer ta cravate, rien de plus! Je parie qu’elle te parlait de ses chevaux, de ses grooms?

      – Mais non, c’était des voyages.

      – Allons, une partie de bataille, mon chou! Lili, Lili, fais donc une partie avec Georges!

      L’enfant s’enfuyait déjà; on le rattrapait.

      – Non! Rendez-moi ma boîte de modelage!

      Il n’y avait que cela qui l’amusât, ou les gravures.

      Lucile et Caroline, ensemble, explosaient:

      – Permettre à Georges de pétrir de la pâte plastique! Ça sent bien mauvais et ça empoisonne les enfants. Le modelage? un métier de maçon! Aussi, faisons de lui un contremaître, un plâtrier, un mécanicien… Dieu sait quoi!..

      Et, menaçant Georges: – Tu t’appelles Aymeris, mon cher, ton grand-père s’appelait Emmanuel-Victor Aymeris! Il était bâtonnier de l’Ordre des Avocats, noblesse oblige!..

      Mme Aymeris embrassait Georges, l’emmenait dans le vestibule, après avoir regardé les belles-sœurs avec rage, et elle claquait la porte.

      – Tu n’as pas pris froid, au moins, là-haut, chez Miss Ellen? La fenêtre était-elle ouverte, mon mignon?

      Mrs Randall passait le dimanche à Passy, prenait le thé avec Miss Ellen. Mme Aymeris, bienveillamment, causait avec la libraire qui se crut autorisée à décrire la situation de ses autres neveux et nièces, orphelins dans la banlieue de Londres. L’un, Thomas, fréquentait une école qu’on ne pourrait bientôt plus payer; il y avait une chétive fillette de dix ans et demi, à peine plus vieille que Georges, Jessie, qu’il faudrait placer quelque part «sur le continent», à Paris, sans doute, puisqu’elle aurait là, du moins, en Mrs Randall, une correspondante. Celle-ci espérait que Mme Aymeris voudrait bien, en plus d’Ellen, patronner Jessie; mais la fillette n’était ni assez âgée ni assez instruite pour être gouvernante d’un enfant; sa tante l’occuperait d’abord dans son commerce, quoique la patronne suffît pour répondre à la clientèle, dans un magasin qu’eussent rempli trois personnes assez mal avisées pour y faire emplette à la fois. Et le logement en sous-sol! Alice Aymeris s’émut. M. Aymeris, après quelques hésitations, décida que Jessie viendrait auprès de sa sœur Ellen et serait la compagne de Georges. Les sœurs de l’avocat crièrent au scandale. Lili ferait une exception; cette fois, c’en était trop! Elle se promit qu’elle «secouerait» Alice, de la «belle façon». Elle lui dit:

      – Eh quoi! Tu as détruit ta santé, tu te mines d’inquiétude

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<p>2</p>

Livres récréatifs.

<p>3</p>

Veille de Noël.