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frère Jacques est au Paradis, – assure Mme Aymeris.

      Georges demande où est ce Paradis. Georges croit tout ce qu’on lui raconte; mais il a besoin de voir, de se représenter l’image des choses dont on lui parle. Est-ce le Père Lachaise, Montmartre?

      La plupart des adultes se rappellent mal ces premiers avertissements qui, parfois, influent sur toute l’existence d’un homme.

      Dès le jour du «départ», les grandes personnes marquèrent à Georges encore plus de sollicitude que naguère; elles se forçaient à rire, puis poussaient des soupirs comme auprès d’un malade. Georges devenait un personnage. Il s’entendit appeler l’héritier, l’enfant unique. Combien de temps encore ne devait-il pas se redire à lui-même: «Je suis un enfant-tunique! Pourquoi tunique?» Etait-ce à cause de cette longue veste qu’on lui fit mettre avec une paire de pantalons, ces culottes si désagréables et qui frottaient entre ses genoux? Il pleura, le jour où on lui coupa ses boucles de cheveux, quand sa jupe fut donnée à un plus petit que lui.

      Il porta des cols bordés d’une double ganse noire, des gants de fil noir, un complet noir. On ferma à clef la chambre de Jacques, contiguë à la chambre de Georges, lequel fut installé dans un pavillon, au fond du jardin. La cloche resta muette pour l’annonce des repas, désormais servis à part pour l’enfant et ses bonnes; ces femmes, vêtues de noir comme Mme Aymeris, appelèrent Georges: mon pauvre petit. Pourquoi pauvre petit? Georges était-il donc devenu un pauvre, parce que Jacques était ailleurs? Ne le reverrait-il plus, son frère?

      Les explications qu’on donne aux enfants – la plupart en demandent à propos de tout et se contentent des plus vagues – enrichissaient un dictionnaire dont les vocables continrent un sens provisoire, insuffisant pour l’intelligence de mon ami. Il fut exigeant au début, insista trop et, les réponses étant contradictoires, s’abstint de questionner, essaya de deviner, puisque les petits sont au centre d’un univers dont ils ne doivent rien savoir. Sans doute en était-il ainsi, dès que les pères ont un crêpe à leur chapeau et que les mamans rangent leurs bijoux dans les écrins. C’est maman qui paraissait pauvre, sans ses boucles d’oreilles et sa châtelaine d’or!

      La maladie? un malade? Souvent Georges toussait; alors on le confinait au lit. Etait-ce là le signe de la maladie? Non! Georges voulut être un malade «pour de bon», comme Jacques. Par esprit d’imitation, il se plaignit, sans dire précisément de quoi… enfin les médecins lui tâteraient-ils le pouls? Si, de sa propre expérience, Georges pouvait enfin savoir «ce qui se passe» quand les parents changent de visage et parlent bas! Il se plaignit donc d’avoir mal au ventre, à droite, comme Jacques. Il irait peut-être au «Paradis où l’on est reçu par les anges». Il savait que les anges sont blancs et qu’ils ont des ailes. Mais le Paradis?.. sa couleur?

      Couché, Georges ne mourut point comme il le souhaitait; mais il languit, s’ennuya; il eut trop chaud sous ses couvertures, patienta, tels les pêcheurs à la ligne au bord du Lac, puisque le docteur Brun disait:

      – Il est prudent d’attendre: rien encore ne se déclare. Il a seulement un peu de température. Je reviendrai demain.

      Nulle fièvre ne se déclara. Bientôt Georges voulut reprendre ses expéditions au Bois de Boulogne, entre l’ancienne nourrice de sa sœur, Nou-Miette, et une Anglaise, la Miss Ellen, engagée par M. et Mme Aymeris dans le dessein d’alléger par sa jeune présence l’atmosphère devenue si lourde et si funèbre dans la maison.

      On amena chez Georges de petits camarades avec lesquels «il ne savait quoi faire». Il leur eût donné ses joujoux et les tartines de son goûter; mais il s’essoufflait à suivre les courses folles des garçons.

      Georges peignit à l’aquarelle sur de la toile à draps, qu’il clouait sur un châssis de sapin à la façon des tableaux à l’huile. On le conduisit au Louvre quand il pleuvait. Les salles égyptiennes eurent ses préférences. Assis sur un pliant qu’emportait la nourrice, il copia des momies et des sarcophages. Georges avait vu chez ses parents Mariette-bey, au milieu de savants et d’artistes, quand on le menait avec Jacques au salon, avant les fameux dîners du samedi.

      On appela Georges le petit égyptologue. Les gardiens du Louvre entourèrent ce gamin studieux, flanqué de ses deux dames d’atour, le prirent pour un prince ou le fils d’un ambassadeur. Nounou et Miss Ellen refusèrent de livrer le nom de ce «génie en herbe».

      Mme Aymeris s’occupa de son éducation. Il lisait mal; quant à l’écriture, il en était encore aux bâtons et aux O. Papa et les médecins conseillèrent des ménagements. Mme Aymeris, déjà deux fois si cruellement atteinte, n’hésita point entre l’ignorance et la fatigue: – Plus tard Georges rattrapera les autres! La santé avant tout, – avouait-elle avec un regret.

      Tantes Lucile et Caroline, les deux sœurs cadettes de M. Aymeris, étaient encore, quand je connus Georges, au premier plan dans les récits de son enfance. Ces demoiselles critiquaient les parents pusillanimes, tout en craignant, elles aussi, pour la santé d’un être aussi débile que leur neveu, l’enfant tunique, leur adoré, «le dernier des Aymeris».

      Dans les cahiers de Georges Aymeris, écrits plus tard, j’appris que, par caprice d’indépendante, Caro avait vécu en Algérie, «tentée par le désert et ses aventures». Ayant voulu à dix-huit ans épouser un général trop connu dans le monde galant, elle était partie, humiliée de subir la tutelle de son frère, Me Pierre Aymeris, qui lui refusait son consentement. Elle s’était mise en route, sans plan, sans projets définis, seule avec ses deux angoras. L’épreuve fut au-dessus de son courage et, ces bêtes dépérissant, elle revint à Paris, loua, rue de la Chaise, un minuscule appartement, que douze autres chats, dont elle était toquée, remplirent de leur nauséabonde odeur; ses voisins la firent expulser du respectable immeuble; dès lors, Mlle Caroline Aymeris décida qu’elle habiterait avec sa sœur, puisque «Lili» ne se mariait point, hélas! Caroline Aymeris eût été farouche, dans la jalousie, si elle avait eu un mari ou un amant; une mère intransigeante, sévère, terrible, avec un enfant. Elle fut un tyran pour Lili. Georges Aymeris me l’a décrite ainsi:

      «Grande brune aux prunelles d’aventurine, romanesque, passionnée, mais toujours sur la défensive, elle portait dans un corps de spadassin un cœur qu’elle eût voulu héroïque, invulnérable.» Lili, une blonde grasse, était capable aussi d’être une amoureuse. Repliées sur elles-mêmes, elles n’auraient plus d’occasions de dépenser leur ardeur qu’auprès de Georges, désormais la raison d’être de leur existence, l’héritier de leurs principes, leur «propriété». En âpre lutte avec leur belle-sœur, si elles tâchèrent d’oublier leur neveu, rompirent toutes relations dangereuses pour leur tranquillité, firent le vide autour d’elles, leur Georges resta le dernier sujet extérieur de leurs préoccupations de solitaires, car elles avaient cet esprit de famille qui leur faisait prendre en public la défense de M. et Mme Aymeris; et, d’autre part, elles daubaient sur ces ingrats quand elles étaient tête à tête. Elles avaient, certes, pour leur frère «de la considération», et qui donc n’en aurait pas eu pour Pierre Aymeris? Quant à Alice, leur belle-sœur, elles la tenaient pour «un élément de désordre dans l’économie traditionnelle de leur maison».

      Avant d’aller plus loin dans ce récit, il conviendrait de faire connaître au lecteur les personnages dont notre héros portait en lui l’hérédité. Georges Aymeris a tenu, pendant une longue partie de sa vie, un journal qu’une main pieuse, mais criminelle, a détruit. Dans ces cahiers, Georges, à l’aide de ses souvenirs, avait reproduit, telles que sa mémoire le lui permettait, des anecdotes contées par sa mère, imprudemment peut-être, si l’on songe à l’influence qu’elles eurent sur lui. M. Aymeris avait la discrétion professionnelle; Mme Aymeris n’en pratiquait aucune. A l’intimité presque choquante qui s’établit entre cette mère, âgée, et ce fils trop jeune, nous devons la partie la plus intéressante du journal – de 1880 à 1895, date de la mort de Mme Aymeris… Il semble que ce fils et cette mère, qui avaient entre eux tant d’affinités et qui s’aimèrent si violemment, aient eu peu le sens des responsabilités envers le prochain. Georges me rapporta ce paradoxe d’un mémorialiste, qui l’avait beaucoup

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