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la drosse au cou de bronze du monstre terrassé.

      C’était fini. L’homme avait vaincu. La fourmi avait eu raison du mastodonte; le pygmée avait fait le tonnerre prisonnier.

      Les soldats et les marins battirent des mains.

      Tout l’équipage se précipita avec des câbles et des chaînes, et en un instant le canon fut amarré.

      Le canonnier salua le passager.

      – Monsieur, lui dit-il, vous m’avez sauvé la vie.

      Le vieillard avait repris son attitude impassible, et ne répondit pas.

      VI. LES DEUX PLATEAUX DE LA BALANCE

      L’homme avait vaincu, mais on pouvait dire que le canon avait vaincu aussi. Le naufrage immédiat était évité, mais la corvette n’était point sauvée. Le délabrement du navire paraissait irrémédiable. Le bordage avait cinq brèches, dont une fort grande à l’avant; vingt caronades sur trente gisaient dans leur cadre. La caronade ressaisie et remise à la chaîne était elle-même hors de service; la vis du bouton de culasse était forcée, et par conséquent le pointage impossible. La batterie était réduite à neuf pièces. La cale faisait eau. Il fallait tout de suite courir aux avaries et faire jouer les pompes.

      L’entrepont, maintenant qu’on le pouvait regarder, était effroyable à voir. Le dedans d’une cage d’éléphant furieux n’est pas plus démantelé.

      Quelle que fût pour la corvette la nécessité de ne pas être aperçue, il y avait une nécessité plus impérieuse encore, le sauvetage immédiat. Il avait fallu éclairer le pont par quelques falots plantés çà et là dans le bordage.

      Cependant, tout le temps qu’avait duré cette diversion tragique, l’équipage étant absorbé par une question de vie ou de mort, on n’avait guère su ce qui se passait hors de la corvette. Le brouillard s’était épaissi; le temps avait changé; le vent avait fait du navire ce qu’il avait voulu; on était hors de route, à découvert de Jersey et de Guernesey, plus au sud qu’on ne devait l’être; on se trouvait en présence d’une mer démontée. De grosses vagues venaient baiser les plaies béantes de la corvette, baisers redoutables. Le bercement de la mer était menaçant. La brise devenait bise. Une bourrasque, une tempête peut-être, se dessinait. On ne voyait pas à quatre lames devant soi.

      Pendant que les hommes d’équipage réparaient en hâte et sommairement les ravages de l’entrepont, aveuglaient les voies d’eau et remettaient en batterie les pièces échappées au désastre, le vieux passager était remonté sur le pont.

      Il s’était adossé au grand mât.

      Il n’avait point pris garde à un mouvement qui avait eu lieu dans le navire. Le chevalier de La Vieuville avait fait mettre en bataille des deux côtés du grand mât les soldats d’infanterie de marine, et, sur un coup de sifflet du maître d’équipage, les matelots occupés à la manoeuvre s’étaient rangés debout sur les vergues.

      Le comte du Boisberthelot s’avança vers le passager.

      Derrière le capitaine marchait un homme hagard, haletant, les habits en désordre, l’air satisfait pourtant.

      C’était le canonnier qui venait de se montrer si à propos dompteur de monstres, et qui avait eu raison du canon.

      Le comte fit au vieillard vêtu en paysan le salut militaire, et lui dit:

      – Mon général, voilà l’homme.

      Le canonnier se tenait debout, les yeux baissés, dans l’attitude d’ordonnance.

      Le comte du Boisberthelot reprit:

      – Mon général, en présence de ce qu’a fait cet homme, ne pensez-vous pas qu’il y a pour ses chefs quelque chose à faire?

      – Je le pense, dit le vieillard.

      – Veuillez donner des ordres, repartit Boisberthelot.

      – C’est à vous de les donner. Vous êtes le capitaine.

      – Mais vous êtes le général, reprit Boisberthelot.

      Le vieillard regarda le canonnier.

      – Approche, dit-il.

      Le canonnier fit un pas.

      Le vieillard se tourna vers le comte du Boisberthelot, détacha la croix de Saint-Louis du capitaine, et la noua à la vareuse du canonnier.

      – Hurrah! crièrent les matelots.

      Les soldats de marine présentèrent les armes.

      Et le vieux passager, montrant du doigt le canonnier ébloui, ajouta:

      – Maintenant, qu’on fusille cet homme.

      La stupeur succéda à l’acclamation.

      Alors, au milieu d’un silence de tombe, le vieillard éleva la voix. Il dit:

      – Une négligence a compromis ce navire. À cette heure il est peut-être perdu. Être en mer, c’est être devant l’ennemi. Un navire qui fait une traversée est une armée qui livre une bataille. La tempête se cache, mais ne s’absente pas. Toute la mer est une embuscade. Peine de mort à toute faute commise en présence de l’ennemi. Il n’y a pas de faute réparable. Le courage doit être récompensé, et la négligence doit être punie.

      Ces paroles tombaient l’une après l’autre, lentement, gravement, avec une sorte de mesure inexorable, comme des coups de cognée sur un chêne.

      Et le vieillard, regardant les soldats, ajouta:

      – Faites.

      L’homme à la veste duquel brillait la croix de Saint-Louis courba la tête.

      Sur un signe du comte du Boisberthelot, deux matelots descendirent dans l’entrepont, puis revinrent apportant le hamac-suaire; l’aumônier du bord, qui depuis le départ était en prière dans le carré des officiers, accompagnait les deux matelots; un sergent détacha de la ligne de bataille douze soldats qu’il rangea sur deux rangs, six par six; le canonnier, sans dire un mot, se plaça entre les deux files. L’aumônier, le crucifix en main, s’avança et se mit près de lui. «Marche», dit le sergent. – Le peloton se dirigea à pas lents vers l’avant. Les deux matelots, portant le suaire, suivaient.

      Un morne silence se fit sur la corvette. Un ouragan lointain soufflait.

      Quelques instants après, une détonation éclata dans les ténèbres, une lueur passa, puis tout se tut, et l’on entendit le bruit que fait un corps en tombant dans la mer.

      Le vieux passager, toujours adossé au grand mât, avait croisé les bras, et songeait.

      Boisberthelot, dirigeant vers lui l’index de sa main gauche, dit bas à La Vieuville:

      – La Vendée a une tête.

      VII. QUI MET À LA VOILE MET À LA LOTERIE

      Mais qu’allait devenir la corvette?

      Les nuages, qui toute la nuit s’étaient mêlés aux vagues, avaient fini par s’abaisser tellement qu’il n’y avait plus d’horizon et que toute la mer était comme sous un manteau. Rien que le brouillard. Situation toujours périlleuse, même pour un navire bien portant.

      À la brume s’ajoutait la houle.

      On avait mis le temps à profit; on avait allégé la corvette en jetant à la mer tout ce qu’on avait pu déblayer du dégât fait par la caronade, les canons démontés, les affûts brisés, les membrures tordues ou déclouées, les pièces de bois et de fer fracassées; on avait ouvert les sabords, et l’on avait fait glisser sur des planches dans les vagues les cadavres et les débris humains enveloppés dans des prélarts.

      La mer commençait à n’être plus tenable. Non que la tempête devînt précisément imminente; il semblait au contraire qu’on entendît décroître l’ouragan qui bruissait derrière l’horizon, et la rafale s’en allait au nord; mais les lames restaient très hautes, ce qui indiquait

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