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Quatrevingt treize. Victor Hugo
Читать онлайн.Название Quatrevingt treize
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Victor Hugo
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
– Pas de superstitions, reprit le sergent.
La vivandière s’assit à côté de la femme et attira entre ses genoux l’aîné des enfants, qui se laissa faire. Les enfants sont rassurés comme ils sont effarouchés, sans qu’on sache pourquoi. Ils ont on ne sait quels avertissements intérieurs.
– Ma pauvre bonne femme de ce pays-ci, vous avez de jolis mioches, c’est toujours çà. On devine leur âge. Le grand a quatre ans, son frère a trois ans. Par exemple, la momignarde qui tette est fameusement gouliafre. Ah! la monstre! Veux-tu bien ne pas manger ta mère comme çà! Voyez-vous, madame, ne craignez rien. Vous devriez entrer dans le bataillon. Vous feriez comme moi. Je m’appelle Houzarde; c’est un sobriquet. Mais j’aime mieux m’appeler Houzarde que mamzelle Bicorneau, comme ma mère. Je suis la cantinière, comme qui dirait celle qui donne à boire quand on se mitraille et qu’on s’assassine. Le diable et son train. Nous avons à peu près le même pied, je vous donnerai des souliers à moi. J’étais à Paris le 10 août. J’ai donné à boire à Westermann. Ça a marché. J’ai vu guillotiner Louis XVI, Louis Capet, qu’on appelle. Il ne voulait pas. Dame, écoutez donc. Dire que le 13 janvier il faisait cuire des marrons et qu’il riait avec sa famille! Quand on l’a couché de force sur la bascule, qu’on appelle, il n’avait plus ni habit ni souliers; il n’avait que sa chemise, une veste piquée, une culotte de drap gris et des bas de soie gris. J’ai vu ça, moi. Le fiacre où on l’a amené était peint en vert. Voyez-vous, venez avec nous, on est des bons garçons dans le bataillon; vous serez la cantinière numéro deux; je vous montrerai l’état. Oh! c’est bien simple! on a son bidon et sa clochette, on s’en va dans le vacarme, dans les feux de peloton, dans les coups de canon, dans le hourvari, en criant: Qui est-ce qui veut boire un coup, les enfants? Ce n’est pas plus malaisé que çà. Moi, je verse à boire à tout le monde. Ma foi oui. Aux blancs comme aux bleus, quoique je sois une bleue. Et même une bonne bleue. Mais je donne à boire à tous. Les blessés, çà a soif. On meurt sans distinction d’opinion. Les gens qui meurent, çà devrait se serrer la main. Comme c’est godiche de se battre! Venez avec nous. Si je suis tuée, vous aurez ma survivance. Voyez-vous, j’ai l’air comme çà; mais je suis une bonne femme et un brave homme. Ne craignez rien.
Quand la vivandière eut cessé de parler, la femme murmura:
– Notre voisine s’appelait Marie-Jeanne et notre servante s’appelait Marie-Claude.
Cependant le sergent Radoub admonestait le grenadier.
– Tais-toi. Tu as fait peur à madame. On ne jure pas devant les dames.
– C’est que c’est tout de même un véritable massacrement pour l’entendement d’un honnête homme, répliqua le grenadier, que de voir des iroquois de la Chine qui ont eu leur beau-père estropié par le seigneur, leur grand-père galérien par le curé et leur père pendu par le roi, et qui se battent, nom d’un petit bonhomme! et qui se fichent en révolte et qui se font écrabouiller pour le seigneur, le curé et le roi!
Le sergent cria:
– Silence dans les rangs!
– On se tait, sergent, reprit le grenadier; mais çà n’empêche pas que c’est ennuyeux qu’une jolie femme comme çà s’expose à se faire casser la gueule pour les beaux yeux d’un calotin.
– Grenadier, dit le sergent, nous ne sommes pas ici au club de la section des Piques. Pas d’éloquence.
Et il se tourna vers la femme.
– Et ton mari, madame? que fait-il? Qu’est-ce qu’il est devenu?
– Il est devenu rien, puisqu’on l’a tué.
– Où çà?
– Dans la haie.
– Quand çà?
– Il y a trois jours.
– Qui çà?
– Je ne sais pas.
– Comment, tu ne sais pas qui a tué ton mari?
– Non.
– Est-ce un bleu? Est-ce un blanc?
– C’est un coup de fusil.
– Et il y a trois jours?
– Oui.
– De quel côté?
– Du côté d’Ernée. Mon mari est tombé. Voilà.
– Et depuis que ton mari est mort, qu’est-ce que tu fais?
– J’emporte mes petits.
– Où les emportes-tu?
– Devant moi.
– Où couches-tu?
– Par terre.
– Qu’est-ce que tu manges?
– Rien.
Le sergent eut cette moue militaire qui fait toucher le nez par les moustaches.
– Rien?
– C’est-à-dire des prunelles, des mûres dans les ronces, quand il y en a de reste de l’an passé, des graines de myrtille, des pousses de fougère.
– Oui. Autant dire rien.
L’aîné des enfants, qui semblait comprendre, dit: J’ai faim.
Le sergent tira de sa poche un morceau de pain de munition et le tendit à la mère. La mère rompit le pain en deux morceaux et les donna aux enfants. Les petits mordirent avidement.
– Elle n’en a pas gardé pour elle, grommela le sergent.
– C’est qu’elle n’a pas faim, dit un soldat.
– C’est qu’elle est la mère, dit le sergent.
Les enfants s’interrompirent.
– À boire, dit l’un.
– À boire, répéta l’autre.
– Il n’y a pas de ruisseau dans ce bois du diable? dit le sergent.
La vivandière prit le gobelet de cuivre qui pendait à sa ceinture à côté de sa clochette, tourna le robinet du bidon qu’elle avait en bandoulière, versa quelques gouttes dans le gobelet et approcha le gobelet des lèvres des enfants.
Le premier but et fit la grimace.
Le second but et cracha.
– C’est pourtant bon, dit la vivandière.
– C’est du coupe-figure? demanda le sergent.
– Oui, et du meilleur. Mais ce sont des paysans.
Et elle essuya son gobelet.
Le sergent reprit:
– Et comme ça, madame, tu te sauves?
– Il faut bien.
– À travers champs, va comme je te pousse?
– Je cours de toutes mes forces, et puis je marche, et puis je tombe.
– Pauvre paroissienne! dit la vivandière.
– Les gens se battent, balbutia la femme. Je suis tout entourée de coups de fusil. Je ne sais pas ce qu’on se veut. On m’a tué mon mari. Je n’ai compris que ça.
Le sergent fit sonner à terre la crosse de son fusil, et cria:
– Quelle bête de guerre! nom d’une bourrique!
La femme continua:
– La nuit passée, nous avons couché dans une émousse.
– Tous les quatre?
– Tous les quatre.
– Couché?
– Couché.
– Alors, dit le sergent, couché debout.
Et