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frémissait de colère:

      – Est-ce que les médecins ne devraient pas surveiller la table des stations thermales, sans laisser le choix si important des nourritures à l’appréciation d’une brute? Ainsi, tous les jours on nous sert des oeufs durs, des anchois et du jambon comme hors-d’oeuvre…

      M. Monécu l’interrompit:

      – Oh! pardon, ma fille ne digère bien que le jambon qui lui a été ordonné d’ailleurs par Mas-Roussel et par Rémusot.

      Riquier cria:

      – Le jambon! le jambon! mais c’est un poison, Monsieur.

      Et tout à coup la table se trouva divisée en deux clans, les uns tolérant et les autres ne tolérant pas le jambon.

      Et une discussion interminable commença, reprise chaque jour, sur le classement des aliments.

      Le lait lui-même fut discuté avec emportement, Riquier n’en pouvant boire un verre à bordeaux sans subir aussitôt une indigestion.

      Aubry-Pasteur lui répondit, irrité à son tour qu’on contestât les qualités de choses qu’il adorait:

      – Mais, sacristi, Monsieur, si vous êtes atteint de dyspepsie, et moi de gastralgie, nous exigerons des aliments aussi différents que les verres de lunettes nécessaires aux myopes et aux presbytes qui ont cependant, les uns et les autres, les yeux malades.

      Il ajouta:

      – Moi j’étouffe quand j’ai bu un verre de vin rouge, et je crois qu’il n’y a rien de plus mauvais pour l’homme que le vin. Tous les buveurs d’eau vivent cent ans, tandis que nous…

      Gontran reprit en riant:

      – Ma foi, sans le vin et sans… le mariage, je trouverais la vie assez monotone.

      Les dames Paille baissèrent les yeux. Elles buvaient abondamment du vin de Bordeaux supérieur, sans eau; et leur double veuvage semblait indiquer qu’elles avaient appliqué la même méthode pour leurs maris, la fille ayant vingt-deux ans, et la mère à peine quarante.

      Mais Andermatt, si bavard ordinairement, restait taciturne et songeur. Il demanda tout à coup à Gontran:

      – Savez-vous où demeurent les Oriol?

      – Oui, on m’a montré leur maison tout à l’heure.

      – Pourrez-vous m’y conduire après dîner?

      – Certainement. Cela me fera même plaisir de vous accompagner. Je ne serai point fâché de revoir les deux fillettes.

      Et dès que le dîner fut terminé ils s’en allèrent, tandis que Christiane, fatiguée, le marquis et Paul Brétigny montaient au salon pour finir la soirée.

      Il faisait encore grand jour, car on dîne tôt dans les stations thermales.

      Andermatt prit le bras de son beau-frère.

      – Mon cher Gontran, si ce vieux est raisonnable et si l’analyse donne ce qu’espère le docteur Latonne, je vais probablement tenter ici une grosse affaire: une Ville d’Eaux. Je veux lancer une Ville d’Eaux!

      Il s’arrêta au milieu de la rue et, prenant son compagnon par les deux bords de sa jaquette:

      – Ah! vous ne comprenez pas, vous autres, comme c’est amusant, les affaires, non pas les affaires des marchands ou des commerçants, mais les grandes affaires, les nôtres! Oui, mon cher, quand on les entend bien, cela résume tout ce qu’ont aimé les hommes, c’est en même temps la politique, la guerre, la diplomatie, tout, tout! il faut toujours chercher, trouver, inventer, tout comprendre, tout prévoir, tout combiner, tout oser. Le grand combat, aujourd’hui, c’est avec l’argent qu’on le livre. Moi, je vois les pièces de cent sous comme de petits troupiers en culotte rouge, les pièces de vingt francs comme des lieutenants bien luisants, les billets de cent francs comme des capitaines, et ceux de mille comme des généraux. Et je me bats, sacrebleu! je me bats du matin au soir contre tout le monde, avec tout le monde. Et c’est vivre, cela, c’est vivre largement, comme vivaient les puissants de jadis. Nous sommes les puissants d’aujourd’hui, voilà, les vrais, les seuls puissants! Tenez, regardez ce village, ce pauvre village! J’en ferai une ville, moi, une ville blanche, pleine de grands hôtels qui seront pleins de monde, avec des ascenseurs, des domestiques, des voitures, une foule de riches servie par une foule de pauvres; et tout cela parce qu’il m’aura plu, un soir, de me battre avec Royat, qui est à droite, avec Châtel-Guyon, qui est à gauche, avec le Mont-Dore, La Bourboule, Châteauneuf, Saint-Nectaire, qui sont derrière nous, avec Vichy, qui est en face! Et je réussirai, parce que je tiens le moyen, le seul moyen. Je l’ai vu tout d’un coup aussi clairement qu’un grand général voit le côté faible de l’ennemi. Il faut savoir aussi conduire les hommes, dans notre métier, et les entraîner comme les dompter. Cristi, c’est amusant de vivre quand on peut faire ces choses-là! J’en ai maintenant pour trois ans de plaisir avec ma ville. Et puis, regardez cette chance de trouver cet ingénieur qui nous a dit des choses admirables au dîner, des choses admirables, mon cher. C’est clair comme le jour, son système. Grâce à lui, je ruine l’ancienne société sans avoir même besoin de l’acheter.

      Il s’était remis à marcher et ils montaient doucement la route de gauche vers Châtel-Guyon.

      Gontran affirmait parfois:

      – Quand je passe auprès de mon beau-frère, j’entends très bien dans sa tête le même bruit que dans les salles de Monte-Carlo, ce bruit d’or remué, battu, traîné, raclé, perdu, gagné.

      Andermatt, en effet, éveillait l’idée d’une étrange machine humaine construite uniquement pour calculer, agiter, manipuler mentalement de l’argent. Il mettait d’ailleurs une grande coquetterie à son savoir-faire spécial, et se vantait de pouvoir évaluer au premier coup d’oeil la valeur précise d’une chose quelconque. Aussi, le voyait-on, à tout instant, partout où il se trouvait, prendre un objet, l’examiner, le retourner et déclarer: «Ca vaut tant.» Sa femme et son beau-frère, égayés par cette manie, s’amusaient à le tromper, à lui présenter des meubles bizarres en le priant de les estimer; et quand il demeurait perplexe, en face de leurs trouvailles invraisemblables, ils riaient tous deux comme des fous. Parfois aussi, dans la rue, à Paris, Gontran l’arrêtait devant un magasin, le forçait à apprécier la valeur d’une vitrine entière ou bien d’un cheval de fiacre boiteux, ou bien encore d’une voiture de déménagement avec tous les meubles qu’elle portait.

      À table, un soir de grand dîner chez sa soeur, il somma William de lui dire à peu près ce que pouvait valoir l’obélisque; puis, quand l’autre eut cité un chiffre quelconque, il posa la même question pour le pont Solférino et l’arc de triomphe de l’Étoile. Et il conclut avec gravité:

      – Vous feriez un travail très intéressant sur l’évaluation des principaux monuments du globe.

      Andermatt ne se fâchait jamais et se prêtait à toutes ses plaisanteries, en homme supérieur, sûr de lui.

      Gontran ayant demandé un jour: «Et moi, combien est-ce que je vaux?» William refusa de répondre, puis, sur les instances de son beau-frère qui répétait: «Voyons, si je devenais prisonnier des brigands, qu’est-ce que vous donneriez pour me racheter?» il répondit enfin: «Eh bien!… eh bien!… je ferais un billet, mon cher.» Et son sourire disait tant de choses que l’autre, un peu vexé, n’insista plus.

      Andermatt aimait d’ailleurs les bibelots d’art, car il avait l’esprit très fin, les connaissait à merveille, et les collectionnait habilement avec ce flair de limier qu’il apportait à toutes les transactions commerciales.

      Ils étaient arrivés devant une maison d’aspect bourgeois. Gontran l’arrêta et lui dit:

      – C’est ici.

      Un marteau de fer pendait sur une lourde porte de chêne; ils frappèrent, et une maigre servante vint ouvrir.

      Le banquier demanda:

      – Monsieur Oriol?

      La

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