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Le pouce crochu. Fortuné du Boisgobey
Читать онлайн.Название Le pouce crochu
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Fortuné du Boisgobey
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Julien s’intéressait toujours à sa protégée de la foire au pain d’épice, et il n’avait pas encore pardonné à cet égoïste d’Alfred qui s’était si vilainement dérobé. Mais Julien avait repris peu à peu ses habitudes. Il pensait déjà beaucoup moins à la lugubre aventure de l’orpheline, et il ne songeait guère à découvrir l’insaisissable meurtrier de Monistrol.
Le huitième jour, en déjeunant, il demanda, comme il le faisait tous les matins, des nouvelles de Camille, et il apprit que l’avant-veille elle s’était levée pour la première fois.
– Nous la verrons bientôt, dit madame Gémozac. Elle veut absolument venir ici nous remercier.
– Je serai charmé de la recevoir, ajouta le père Gémozac; d’abord, pour lui exprimer combien je prends part à son malheur, et aussi parce que j’ai de bonnes nouvelles à lui apprendre. L’invention de Monistrol est une fortune. Si l’affaire continue à marcher comme elle marche dès le début, sa fille sera très riche et, en ma qualité d’associé, je gagnerai beaucoup d’argent. Elle peut dès à présent vivre sur un très bon pied, car à la fin de l’année, j’aurai à lui compter une somme très ronde, et en attendant, je lui ferai toutes les avances qu’elle voudra.
– Voilà de quoi la consoler, dit Julien.
– Eh bien, je doute qu’elle se console jamais, reprit madame Gémozac. Depuis qu’elle va mieux, je l’ai étudiée et maintenant, je crois la connaître. C’est un caractère, que cette enfant de vingt ans! Elle ne s’inquiète pas de ce qu’elle va devenir. Elle ne parle que de son père et elle ne pense qu’à venger sa mort.
– Je crains fort qu’elle n’y réussisse pas. L’instruction se poursuit, mais on n’a aucune donnée précise sur l’assassin. Le clown qu’elle accusait a été interrogé le lendemain et il a prouvé un alibi. On le confrontera sans doute avec elle, puisqu’elle est maintenant en état de s’expliquer, mais je parierais volontiers qu’elle ne le reconnaîtra pas.
– C’est probable, car il paraît qu’elle n’a entrevu que la main du meurtrier. Elle m’a dit cela, sans s’expliquer davantage.
– Ah! oui, la main!… c’est son idée fixe. Pendant sa première attaque de nerfs, elle criait: «Oh! cette main… elle s’approche… elle menace mon père… chassez-la!» Elle avait le délire. Il est vrai que le rapport des médecins déclare que son père a été étranglé par une main énorme… et j’ai moi-même constaté le fait en examinant le corps. Mais ce n’est pas là un indice suffisant. Tous les assassins ont des mains larges comme des battoirs. Te rappelles-tu que, dans le temps, on ne parlait que du pouce de Troppmann?
À ce moment un valet de pied entra et ce n’était pas pour son service, car M. Gémozac tenait à déjeuner en tête-à-tête avec sa femme et son fils, et ses domestiques avaient ordre de ne jamais se montrer sans qu’on les sonnât.
– Qu’est-ce que c’est, Jean? demanda-t-il en fronçant le sourcil.
– Mademoiselle Monistrol désirerait parler à monsieur ou à madame. Je lui ai dit qu’on était à table…
– N’importe! Faites-la entrer, répondit vivement Gémozac.
Camille attendait dans l’antichambre. Le valet de pied alla l’y chercher, et lorsqu’elle entra, Julien eut quelque peine à la reconnaître. Il ne l’avait vue que dans le costume qu’elle portait le soir de leur première rencontre, et il l’avait laissée en plein accès de fièvre chaude, les vêtements en désordre, les cheveux défaits, le visage décomposé. Elle se présentait maintenant sous un tout autre aspect, sévèrement habillée de noir, coiffée à l’air de sa figure, et pâlie par la souffrance; mais cette pâleur rehaussait encore sa beauté, et lui donnait un charme qui frappa vivement le jeune Gémozac.
Le père, qui la voyait pour la première fois, resta tout ébahi, mais madame Gémozac se leva, vint à elle, lui prit affectueusement les mains et la fit asseoir près de son mari, qui ne demandait qu’à la bien accueillir, mais qui ne savait par où commencer.
Camille le tira d’embarras en prenant la parole.
– Monsieur, dit-elle sans se troubler, il me tardait de vous remercier… mon pauvre père vous a dû sa dernière joie… et ce n’est pas à vous seul que je dois de la reconnaissance…
La fin de la phrase s’adressait au fils et à la mère qui se chargea de répondre pour tout le monde.
– Ma chère enfant, dit madame Gémozac, vous êtes maintenant de notre famille et nous n’avons fait que notre devoir, Julien en vous assistant dans un triste moment, et moi en vous donnant des soins. Mon mari fera le sien en se chargeant de veiller à vos intérêts et d’administrer votre fortune. Mais vous avez eu tort de sortir aujourd’hui. C’est une imprudence dans l’état de santé où vous êtes.
– Le médecin me l’a permis, madame. Je suis complètement rétablie et la preuve, c’est que j’ai supporté, hier, sans fatigue, un long interrogatoire du juge d’instruction.
– Quoi! il n’a pas craint de vous soumettre à une si pénible épreuve?… il aurait pu attendre au moins quelques jours.
– C’est moi-même qui suis allée le trouver et qui l’ai prié de m’entendre. J’ai eu tort, car il n’a tenu aucun compte de mes déclarations. Il me prend pour une folle, ou bien il croit que j’ai rêvé ce que j’ai vu… et il me soupçonne peut-être d’avoir été la complice de l’assassin… il ne me l’a pas dit, mais j’ai lu sa pensée dans ses yeux.
– Alors, c’est lui qui est fou! s’écria Julien.
– Il me reproche d’avoir abandonné mon père pour courir après le misérable qui venait de le tuer…
– Mais vous ne saviez pas que votre père était mort… J’étais avec vous quand vous l’avez trouvé sur le parquet du salon… et j’ai raconté la scène à ce juge…
– Il prétend que l’assassin devait être renseigné, car il ne pouvait pas deviner que mon père avait reçu le jour même une grosse somme d’argent…
– J’espère qu’il ne va pas jusqu’à supposer que c’est vous qui l’avez averti… ce serait par trop fort. Il ferait mieux d’arrêter tous les saltimbanques de la foire et de chercher dans le tas.
– Il a fait relâcher celui que j’avais désigné. Il ne lui manque plus que de m’envoyer en prison, dit amèrement Camille.
– Ah! s’écria M. Gémozac, c’est pour le coup que j’interviendrais pour attester que vous avez toujours été la fille la plus tendre, la plus dévouée… Il y a longtemps que je connaissais ce brave Monistrol et il m’a souvent parlé de vous en me racontant sa vie. C’est vous qui l’avez soutenu dans les longues crises qu’il a traversées.
Il n’avait plus que vous, car votre mère était morte en vous mettant au monde; c’est lui qui vous a élevée, vous ne vous êtes jamais quittés et c’est pour vous qu’il cherchait la fortune. Il y était arrivé, à force de travail et de persévérance, et il n’a pas eu le bonheur d’en jouir, mais je suis là, pour le remplacer auprès de sa fille, et je me charge de votre avenir. Je n’aurai pas grand mérite, car vous êtes riche… très riche. Votre part, dans l’association que j’ai formée avec Monistrol, produira, la première année, cinquante mille francs au moins… et je vais, dès à présent, vous mettre à même de vivre comme doit vivre la fille et l’héritière de mon associé.
– Je vous remercie, monsieur. Je désire rester comme je suis. J’ai toujours été pauvre, et je ne me plains pas de mon sort.
– Mais, moi, je suis obligé de vous enrichir malgré vous, car je ne peux pas garder ce qui vous appartient. Et, d’ailleurs, comment feriez-vous? Votre père