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Le pouce crochu. Fortuné du Boisgobey
Читать онлайн.Название Le pouce crochu
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Fortuné du Boisgobey
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
À force de regarder, elle finit par compter les cinq doigts d’une main cramponnée au rideau, des doigts noueux et crochus comme les pinces d’un crabe.
Le pouce, largement écarté des autres, était d’une longueur démesurée et se terminait par un ongle recourbé, comme en ont les serres des vautours.
À ce moment, par l’entrebâillement des deux portières, Camille vit briller dans l’ombre des lueurs qu’elle prit pour les scintillements de la lame d’un poignard.
– Père! au secours! cria-t-elle en tendant le bras vers la porte.
À cet appel inattendu, Monistrol se retourna vivement, mais il n’eut pas le temps de se lever.
D’un seul bond – un bond de tigre – l’homme caché dans la salle à manger sauta sur lui. Une main – la gigantesque main que Camille avait vue – s’abattit sur le paquet de billets de banque; l’autre saisit à la gorge le malheureux inventeur qui, en se débattant, renversa la lampe.
Camille se précipita pour défendre son père, mais le voleur la repoussa d’un coup de pied qui l’envoya rouler sur le parquet.
Elle ne perdit pas courage et elle eut la force de se remettre debout. Mais le salon était plongé maintenant dans une obscurité profonde. Elle entendait des trépignements, des râles et elle ne voyait rien.
Elle se heurta d’abord à la table, et il lui fallut tourner cet obstacle pour saisir le misérable qui tenait Monistrol. Elle essaya de s’accrocher à son vêtement, mais elle ne trouva pas prise. Ses doigts glissèrent sur une étoffe lisse, puis ils rencontrèrent de petites aspérités qu’elle arrachait avec ses ongles, sans parvenir à étreindre l’homme qui lui glissait entre les mains comme une anguille.
Il ne cherchait pas à la frapper; il ne cherchait qu’à en finir avec Monistrol et à se sauver en emportant l’argent.
Cela ne tarda guère. Monistrol s’affaissa, et, après l’avoir couché par terre, comme un lutteur vaincu, le voleur le lâcha, se releva prestement et s’enfuit.
Son coup était fait. Il tenait les vingt mille francs et il ne songeait plus qu’à s’esquiver, sans se donner la peine d’assommer la jeune fille qu’il croyait être hors d’état de le poursuivre.
Il se trompait. Camille supposait que son père n’était qu’étourdi, car il n’avait pas jeté un cri en tombant; un homme vigoureux ne meurt pas d’une poussée, si violente qu’elle soit, et le voleur n’avait pas montré d’autres armes que ses poings.
– À moi, père! cria-t-elle. Il ne nous échappera pas.
Et elle courut après le bandit qui était déjà dans l’escalier.
Il enfila la porte qui donnait sur l’enclos et qu’il avait laissée ouverte, traversa rapidement le terrain qui s’étendait entre la maison et la palissade, franchit d’un saut cette clôture basse et se lança sur le boulevard Voltaire, dans la direction de la place du Trône.
C’était précisément ce que souhaitait Camille. Elle se disait qu’elle trouverait des sergents de ville au rond-point où se tenait la foire et qu’ils arrêteraient cet audacieux gredin.
Il s’agissait seulement de ne pas se laisser distancer. Or, elle avait de bonnes jambes et pas de sots préjugés. Peu lui importait de courir les rues en cheveux, en peignoir, en pantoufles, et de se montrer, dans cet équipage, aux badauds attroupés devant les baraques des saltimbanques et devant les boutiques où l’on vend du pain d’épices.
Monistrol, au lieu de l’élever comme une belle demoiselle, lui avait appris de bonne heure à se servir elle-même. Elle faisait le ménage et la cuisine, ni plus ni moins qu’une simple ouvrière; elle allait aux provisions chez les fournisseurs et elle n’avait peur de rien, pas même des galants de rencontre qui l’obsédaient quelquefois de leurs sots propos.
Et, si elle tenait tant à rattraper le voleur, ce n’était pas que la perte des vingt mille francs la touchât beaucoup, mais son père avait besoin de cet argent pour perfectionner l’invention sur laquelle il fondait toutes ses espérances. Elle comptait bien le lui rapporter et elle n’avait pas songé un seul instant qu’elle aurait mieux fait de lui donner des soins que de sauver sa petite fortune. Elle se figurait même qu’il était déjà sur pied et qu’il allait la rejoindre pour l’aider à arrêter l’homme aux doigts crochus qu’elle ne perdait pas de vue, quoiqu’il courût plus vite qu’elle.
La pluie avait cessé. Ce n’était qu’une pluie d’orage, et les flâneurs de la foire, qui s’étaient mis à l’abri pendant l’averse, remplissaient de nouveau la place du Trône. Les parades recommençaient, les trombones tonnaient de plus belle; c’était de tous les côtés un tapage infernal, qui aurait couvert sa voix si elle eût crié: «Au voleur!»
L’homme filait toujours, et chaque fois qu’il passait devant un bec de gaz, elle le voyait distinctement. C’était un grand gaillard bien découplé, autant qu’elle pouvait en juger, car il était enveloppé de la tête aux pieds dans un pardessus de caoutchouc jaunâtre.
Elle comprenait, maintenant, comment il avait pu se dérober, lorsqu’elle l’avait saisi, mais elle ne comprenait pas encore pourquoi elle s’était écorché les doigts en s’accrochant à lui.
Du reste, ce n’était pas le moment de chercher des explications rétrospectives. L’homme venait de déboucher sur la place et, au lieu de se diriger vers le centre du rond-point, afin de se perdre dans la foule, il avait tourné à gauche, derrière une grande baraque en planches. Camille, qui avait gagné du terrain, le suivait maintenant de très près. Elle se jeta bravement dans ce coin sombre et désert, sans se demander si le voleur ne l’attendait pas là pour tomber sur elle et lui tordre le cou. C’était d’autant plus à redouter qu’il venait de s’arrêter, et qu’il se tenait collé contre les planches de la baraque, comme pour se préparer à l’assaillir au moment où elle passerait à sa portée. Mais Camille était trop lancée pour reculer.
– Ah! brigand! je te tiens, cria-t-elle en se précipitant.
Elle allait le saisir, lorsqu’il disparut subitement. Elle entendit le bruit sec d’une porte qu’on ferme et elle comprit. Le drôle était de la troupe d’acrobates qui travaillait en ce moment dans la baraque et il venait de s’y introduire, par l’entrée des artistes. Camille ne pouvait pas l’y suivre par le même chemin, mais rien ne l’empêchait de passer avec le public et de faire empoigner son voleur en pleine représentation.
– Je n’ai pas vu son visage, pensait-elle, mais je suis sûre de le reconnaître à ses mains.
Camille ne se demanda point si l’homme n’allait pas rouvrir la porte et se sauver pendant qu’elle le chercherait dans l’intérieur de la baraque. Elle était si acharnée à le poursuivre qu’elle ne raisonnait plus, et qu’elle ne songeait même pas à s’étonner que son père ne l’eût pas encore rattrapée.
Sans perdre une seconde, elle se glissa entre la cabane en planches et une boutique en toile où on vendait des macarons, tourna l’angle de la cabane, et déboucha en pleine lumière, au milieu d’un rassemblement de gens qui bayaient aux corneilles devant une estrade éclairée par une douzaine de quinquets.
Sur ces tréteaux se démenaient six musiciens, déguisés en lanciers polonais, un pitre à queue rouge, un gamin d’une douzaine d’années, habillé de toile à matelas, et une femme court-vêtue qui allait et venait, une baguette à la main, comme une fée de théâtre.
La représentation était commencée, mais probablement la salle n’était pas pleine, car le pitre s’égosillait à crier: «Entrrrez, messieurs, entrrrez pour voir la dernière exercice du célèbre Zig-Zag, de la tribu des Beni-Dig-Dig… Prrenez vos billets… ça ne coûte que cinquante centimes aux premières, vingt-cinq centimes aux secondes… et deux sous pour messieurs les militaires non gradés.»
La femme reprenait le refrain d’une voix de fausset et tout en promenant sur la foule des regards insolents, elle