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La main froide. Fortuné du Boisgobey
Читать онлайн.Название La main froide
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Fortuné du Boisgobey
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
– Il faut convenir, monsieur, que vous êtes heureux partout, dit le banquier décavé. Vous donnez un démenti au proverbe.
Ce compliment était à l’adresse de la marquise, mais Paul ne saisit pas tout d’abord l’allusion au célèbre dicton: «Heureux au jeu, malheureux en femmes». Ce gain lui montait à la tête et c’est tout au plus s’il se souvenait que Jacqueline était là, derrière lui.
– Moi, c’est tout le contraire, reprit gaiement M. de Servon; je suis malheureux partout.
C’était presque dire qu’il avait fait sans succès la cour à la marquise de Ganges.
Il ajouta presque aussitôt:
– Vous me devez une revanche, monsieur le marquis… et je me sens capable de vous la demander, séance tenante. Vous plairait-il de me tenir quitte ou double… quatre cents louis, sur parole?… un seul coup, à rouge ou noir?
Paul aurait volontiers refusé. Il n’osa pas. S’il perdait, après tout, il ne perdrait que son bénéfice et d’ailleurs, il entendait derrière lui des bruits de chaises remuées qui lui indiquaient que des invitées de la baronne Dozulé se levaient pour partir.
Il aimait mieux s’en aller les mains vides que de manquer le départ de
Jacqueline qu’il comptait reconduire chez elle.
C’était son droit de mari et il ne supposait pas qu’en public elle refuserait sa compagnie; d’autant qu’elle devait souhaiter, autant que lui, une explication en tête à tête.
– Je suis à vos ordres, monsieur le vicomte, répondit-il bravement. Je tiens ces quatre cents louis… et je dis: Rouge!
M. de Servon avait déjà la main sur les cartes empilées. Il en tira une au milieu du paquet et en la jetant sur le tapis:
– Le roi de cœur! annonça-t-il. Vous avez gagné, monsieur le marquis.
Demain, les huit mille francs que je vous dois seront chez vous.
Paul était si troublé qu’il ne prit pas garde à ce «chez vous» qui, dans la pensée du vicomte ne signifiait pas: chez M. Cormier, étudiant, rue Gay-Lussac, 9. Le vicomte entendait évidemment chez M. de Ganges, mari de madame de Ganges.
Et, alors même qu’il aurait fait attention à ce quiproquo, Paul, sous peine de compliquer encore une situation déjà très compliquée, n’aurait pas pu signaler l’erreur à M. de Servon.
Du reste, il n’eut pas le temps d’y réfléchir, car la baronne Dozulé, qui s’était sournoisement approchée de la table de jeu, se montra tout à coup et dit, en riant, à ces messieurs:
– Ne me prenez pas pour une trouble-fête, je vous prie. Continuez, tant qu’il vous plaira, de faire des parolis et des bancos; permettez seulement à mes amies et à moi d’aller dîner. Il est l’heure.
– Vous êtes vraiment trop bonne, chère madame, s’écria le financier qui ne demandait qu’à lever la séance, afin d’emporter son bénéfice.
– Mais non. Je me suis fait une règle de ne jamais gêner les plaisirs des autres, reprit madame Dozulé. Et cette chère Marcelle est dans les mêmes principes que moi… elle pousse même le scrupule plus loin que moi, car elle n’a pas voulu déranger son mari pour le prévenir qu’elle s’en allait. Elle craignait de lui couper sa veine.
– Alors, dit gaiement le vicomte, je regrette doublement que madame de
Ganges soit partie sans adresser la parole à M. de Ganges.
C’était vrai; la marquise n’était plus là. Cormier n’eut qu’à se retourner pour constater son absence.
– Monsieur le marquis, continua la baronne, Marcelle m’a chargée de vous dire qu’elle rentrait directement chez elle… et qu’elle vous attendrait.
Paul eut sur les lèvres une question: «Où ça?» Il se retint à temps, mais il avait failli se trahir et Dieu sait quel effet il aurait produit s’il s’était laissé aller à demander sa propre adresse,– l’adresse de sa femme, ce qui revenait au même.
Il avait évité cette faute, mais il n’en restait pas moins dans un prodigieux embarras. Il sentait le terrain manquer sous ses pieds, et il ne pensait plus qu’à se dérober le plus tôt possible aux interrogations qu’il redoutait.
Que serait-il devenu si son débiteur s’était avisé de lui demander où il demeurait? Il serait resté court et autant aurait valu avouer tout de suite qu’il n’était pas le marquis de Ganges et qu’il connaissait à peine la marquise.
Fort heureusement, le vicomte était renseigné sur ce point, ayant sans doute été reçu chez madame de Ganges qui ne paraissait pas lui être indifférente.
Paul profita de son silence pour prendre congé de la baronne et des joueurs qui semblaient disposés à user de la permission qu’elle leur accordait de reconstituer une partie de baccarat.
Il partit d’autant plus volontiers qu’il lui était venu une idée. Il se disait que madame de Ganges ne pouvait pas l’abandonner dans l’impasse où elle l’avait mis. Au moins fallait-il qu’elle le vît pour lui tracer une ligne de conduite.
Et fort de ce raisonnement, Paul se persuada qu’elle était allée l’attendre quelque part, non loin de l’hôtel de la baronne, avec l’intention de l’arrêter au passage et de conférer avec lui. Mais où s’était-elle embusquée? Au rond-point, peut-être, à l’endroit où elle avait quitté le fiacre où Paul était monté avec elle devant la grille du Luxembourg. La place est banale, mais à l’heure du dîner, les Champs-Elysées sont presque déserts.
Paul y courut, à ce rond-point, et il n’y trouva point la marquise. Quand et comment la reverrait-il? En ce moment, pour le savoir, il aurait donné de bon cœur tout l’argent qu’il venait de gagner au jeu.
II. Le Marais est un honnête quartier et la rue des Tournelles
Le Marais est un honnête quartier et la rue des Tournelles est une honnête rue qu’on peut habiter sans rien perdre de sa respectabilité, comme disent les Anglais, même quand on appartient à la bourgeoisie aisée.
Elle n’est pas gaie, cette voie qui ne mène à rien, mais elle a gardé comme un parfum de l’époque lointaine où la place Royale était le centre du Paris mondain. Les voitures n’y passent guère et les boutiques y sont rares, mais les maisons y ont une apparence majestueuse et triste qui fait songer au temps où des présidents au Parlement y logeaient.
Les fenêtres sont ornées de balcons en fer forgé et les portes cochères ont des marteaux.
L’hiver, elle est lugubre, mais dans la belle saison, le soir, les fillettes y jouent au volant et l’emplissent de leurs rires argentins, pendant que les mères tricotent, assises dans de vieux fauteuils de paille.
Madame Cormier, née Julie Desgravettes, y demeurait depuis dix ans qu’elle s’était retirée du commerce avec des capitaux assez ronds.
Elle appartenait à une bonne famille parisienne et elle s’était mésalliée en épousant sur le tard, François Cormier, facteur aux halles et fils de ses œuvres, car il avait commencé sa fortune en déchargeant les voitures de marée.
Ce brave homme, peu lettré, était mort assez jeune, et sa veuve s’était consacrée tout entière à l’éducation de son fils Paul qu’elle adorait et qu’elle gâtait déplorablement.
En dépit des intentions de son père qui le destinait à être son successeur, Paul avait voulu être avocat. Sa mère l’avait laissé faire son droit qu’il ne faisait guère, car au bout de cinq ans, il n’avait pas encore passé sa thèse et elle lui pardonnait ses écarts parce qu’il était resté bon fils. Elle lui pardonnait même d’être allé planter sa tente au quartier Latin qu’elle considérait comme