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remis à écouter, non sans avoir perdu force beautés, dans l’espèce de soudure qui se fit entre les deux parties de la pièce ainsi brusquement coupée. Gringoire en faisait tout bas l’amère réflexion. Pourtant la tranquillité s’était rétablie peu à peu, l’écolier se taisait, le mendiant comptait quelque monnaie dans son chapeau, et la pièce avait repris le dessus.

      C’était en réalité un fort bel ouvrage, et dont il nous semble qu’on pourrait encore fort bien tirer parti aujourd’hui, moyennant quelques arrangements. L’exposition, un peu longue et un peu vide, c’est-à-dire dans les règles, était simple, et Gringoire, dans le candide sanctuaire de son for intérieur, en admirait la clarté. Comme on s’en doute bien, les quatre personnages allégoriques étaient un peu fatigués d’avoir parcouru les trois parties du monde sans trouver à se défaire convenablement de leur dauphin d’or. Là-dessus, éloge du poisson merveilleux, avec mille allusions délicates au jeune fiancé de Marguerite de Flandre, alors fort tristement reclus à Amboise, et ne se doutant guère que Labour et Clergé, Noblesse et Marchandise venaient de faire le tour du monde pour lui. Le susdit dauphin donc était jeune, était beau, était fort, et surtout (magnifique origine de toutes les vertus royales!) il était fils du lion de France. Je déclare que cette métaphore hardie est admirable, et que l’histoire naturelle du théâtre, un jour d’allégorie et d’épithalame royal, ne s’effarouche aucunement d’un dauphin fils d’un lion. Ce sont justement ces rares et pindariques mélanges qui prouvent l’enthousiasme. Néanmoins, pour faire aussi la part de la critique, le poète aurait pu développer cette belle idée en moins de deux cents vers. Il est vrai que le mystère devait durer depuis midi jusqu’à quatre heures, d’après l’ordonnance de monsieur le prévôt, et qu’il faut bien dire quelque chose. D’ailleurs, on écoutait patiemment.

      Tout à coup, au beau milieu d’une querelle entre mademoiselle Marchandise et madame Noblesse, au moment où maître Labour prononçait ce vers mirifique:

      Onc ne vis dans les bois bête plus triomphante!

      la porte de l’estrade réservée, qui était jusque-là restée si mal à propos fermée, s’ouvrit plus mal à propos encore; et la voix retentissante de l’huissier annonça brusquement: Son Éminence monseigneur le cardinal de Bourbon.

      III. MONSIEUR LE CARDINAL

      Pauvre Gringoire! le fracas de tous les gros doubles pétards de la Saint-Jean, la décharge de vingt arquebuses à croc, la détonation de cette fameuse serpentine de la Tour de Billy, qui, lors du siège de Paris, le dimanche 29 septembre 1465, tua sept Bourguignons d’un coup, l’explosion de toute la poudre à canon emmagasinée à la porte du Temple, lui eût moins rudement déchiré les oreilles, en ce moment solennel et dramatique, que ce peu de paroles tombées de la bouche d’un huissier: Son Éminence monseigneur le cardinal de Bourbon.

      Ce n’est pas que Pierre Gringoire craignît monsieur le cardinal ou le dédaignât. Il n’avait ni cette faiblesse ni cette outrecuidance. Véritable éclectique, comme on dirait aujourd’hui, Gringoire était de ces esprits élevés et fermes, modérés et calmes, qui savent toujours se tenir au milieu de tout (stare in dimidio rerum), et qui sont pleins de raison et de libérale philosophie, tout en faisant état des cardinaux. Race précieuse et jamais interrompue de philosophes auxquels la sagesse, comme une autre Ariane, semble avoir donné une pelote de fil qu’ils s’en vont dévidant depuis le commencement du monde à travers le labyrinthe des choses humaines. On les retrouve dans tous les temps, toujours les mêmes, c’est-à-dire toujours selon tous les temps. Et sans compter notre Pierre Gringoire, qui les représenterait au quinzième siècle si nous parvenions à lui rendre l’illustration qu’il mérite, certainement c’est leur esprit qui animait le père Du Breul lorsqu’il écrivait dans le seizième ces paroles naïvement sublimes, dignes de tous les siècles: «Ie suis parisien de nation et parrhisian de parler, puisque parrhisia en grec signifie liberté de parler: de laquelle i’ai vsé mesme enuers messeigneurs les cardinaux, oncle et frère de monseigneur le prince de Conty: toutes fois auec respect de leur grandeur, et sans offenser personne de leur suitte, qui est beaucoup[13]»

      Il n’y avait donc ni haine du cardinal, ni dédain de sa présence, dans l’impression désagréable qu’elle fit à Pierre Gringoire. Bien au contraire; notre poète avait trop de bon sens et une souquenille trop râpée pour ne pas attacher un prix particulier à ce que mainte allusion de son prologue, et en particulier la glorification du dauphin fils du lion de France, fût recueillie par une oreille éminentissime. Mais ce n’est pas l’intérêt qui domine dans la noble nature des poètes. Je suppose que l’entité du poète soit représentée par le nombre dix, il est certain qu’un chimiste, en l’analysant et pharmacopolisant, comme dit Rabelais, la trouverait composée d’une partie d’intérêt contre neuf parties d’amour-propre. Or, au moment où la porte s’était ouverte pour le cardinal, les neuf parties d’amour-propre de Gringoire, gonflées et tuméfiées au souffle de l’admiration populaire, étaient dans un état d’accroissement prodigieux, sous lequel disparaissait comme étouffée cette imperceptible molécule d’intérêt que nous distinguions tout à l’heure dans la constitution des poètes; ingrédient précieux du reste, lest de réalité et d’humanité sans lequel ils ne toucheraient pas la terre. Gringoire jouissait de sentir, de voir, de palper pour ainsi dire une assemblée entière, de marauds il est vrai, mais qu’importe, stupéfiée, pétrifiée, et comme asphyxiée devant les incommensurables tirades qui surgissaient à chaque instant de toutes les parties de son épithalame. J’affirme qu’il partageait lui-même la béatitude générale, et qu’au rebours de La Fontaine, qui, à la représentation de sa comédie du Florentin, demandait: Quel est le malotru qui a fait cette rapsodie? Gringoire eût volontiers demandé à son voisin: De qui est ce chef-d’œuvre? On peut juger maintenant quel effet produisit sur lui la brusque et intempestive survenue du cardinal.

      Ce qu’il pouvait craindre ne se réalisa que trop. L’entrée de son éminence bouleversa l’auditoire. Toutes les têtes se tournèrent vers l’estrade. Ce fut à ne plus s’entendre. «Le cardinal! Le cardinal!» répétèrent toutes les bouches. Le malheureux prologue resta court une seconde fois.

      Le cardinal s’arrêta un moment sur le seuil de l’estrade. Tandis qu’il promenait un regard assez indifférent sur l’auditoire, le tumulte redoublait. Chacun voulait le mieux voir. C’était à qui mettrait sa tête sur les épaules de son voisin.

      C’était en effet un haut personnage et dont le spectacle valait bien toute autre comédie. Charles, cardinal de Bourbon, archevêque et comte de Lyon, primat des Gaules, était à la fois allié à Louis XI par son frère, Pierre, seigneur de Beaujeu, qui avait épousé la fille aînée du roi, et allié à Charles le Téméraire par sa mère Agnès de Bourgogne. Or le trait dominant, le trait caractéristique et distinctif du caractère du primat des Gaules, c’était l’esprit de courtisan et la dévotion aux puissances. On peut juger des embarras sans nombre que lui avait valus cette double parenté, et de tous les écueils temporels entre lesquels sa barque spirituelle avait dû louvoyer, pour ne se briser ni à Louis, ni à Charles, cette Charybde et cette Scylla qui avaient dévoré le duc de Nemours et le connétable de Saint-Pol. Grâce au ciel, il s’était assez bien tiré de la traversée, et était arrivé à Rome sans encombre. Mais, quoiqu’il fût au port, et précisément parce qu’il était au port, il ne se rappelait jamais sans inquiétude les chances diverses de sa vie politique, si longtemps alarmée et laborieuse. Aussi avait-il coutume de dire que l’année 1476 avait été pour lui noire et blanche; entendant par là qu’il avait perdu dans cette même année sa mère la duchesse de Bourbonnais et son cousin le duc de Bourgogne, et qu’un deuil l’avait consolé de l’autre.

      Du reste, c’était un bon homme. Il menait joyeuse vie de cardinal, s’égayait volontiers avec du cru royal de Challuau, ne haïssait pas Richarde la Garmoise et Thomasse la Saillarde, faisait l’aumône aux jolies filles plutôt qu’aux vieilles femmes, et pour toutes ces raisons était fort agréable au populaire de Paris. Il ne marchait qu’entouré d’une petite cour d’évêques et d’abbés de hautes lignées, galants, grivois et faisant ripaille au besoin; et plus d’une fois les braves dévotes de Saint-Germain d’Auxerre, en passant

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