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Au Bonheur des Dames. Emile Zola
Читать онлайн.Название Au Bonheur des Dames
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
– Celui-ci m’engonce, disait Mme Boutarel.
– Madame a tort, répétait Clara. Les épaules vont à la perfection… À moins que Madame ne préfère une pelisse à un manteau.
Mais Denise tressaillit. Une main s’était posée sur son bras, Mme Aurélie l’interpellait avec sévérité.
– Eh bien! vous ne faites rien maintenant, vous regardez passer le monde?… Oh! ça ne peut pas marcher comme ça!
– Puisqu’on m’empêche de vendre, madame.
– Il y a d’autre ouvrage pour vous, mademoiselle. Commencez par le commencement… Faites le déplié.
Afin de contenter les quelques clientes qui étaient venues, on avait dû bouleverser déjà les armoires; et, sur les deux longues tables de chêne, à gauche et à droite du salon, traînait un fouillis de manteaux, de pelisses, de rotondes, des vêtements de toutes les tailles et de toutes les étoffes. Sans répondre, Denise se mit à les trier, à les plier avec soin et à les classer de nouveau dans les armoires. C’était la besogne inférieure des débutantes. Elle ne protestait plus, sachant qu’on exigeait une obéissance passive, attendant que la première voulût bien la laisser vendre, ainsi qu’elle semblait d’abord en avoir l’intention. Et elle pliait toujours, lorsque Mouret parut. Ce fut pour elle une secousse; elle rougit, elle se sentit reprise de son étrange peur, en croyant qu’il allait lui parler. Mais il ne la voyait seulement pas, il ne se rappelait plus cette petite fille, que l’impression charmante d’une minute lui avait fait appuyer.
– Madame Aurélie! appela-t-il d’une voix brève.
Il était légèrement pâle, les yeux clairs et résolus pourtant. En faisant le tour des rayons, il venait de les trouver vides, et la possibilité d’une défaite s’était brusquement dressée, dans sa foi entêtée à la fortune. Sans doute, onze heures sonnaient à peine; il savait par expérience que la foule n’arrivait guère que l’après-midi. Seulement, certains symptômes l’inquiétaient: aux autres mises en vente, un mouvement se produisait dès le matin; puis, il ne voyait même pas de femmes en cheveux, les clientes du quartier, qui descendaient chez lui en voisines. Comme tous les grands capitaines, au moment de livrer sa bataille, une faiblesse superstitieuse l’avait pris, malgré sa carrure habituelle d’homme d’action. Ça ne marcherait pas, il était perdu, et il n’aurait pu dire pourquoi: il croyait lire sa défaite sur les visages mêmes des dames qui passaient.
Justement, Mme Boutarel, elle qui achetait toujours, s’en allait en disant:
– Non, vous n’avez rien qui me plaise… Je verrai, je me déciderai.
Mouret la regarda partir. Et, comme Mme Aurélie accourait à son appel, il l’emmena à l’écart; tous deux échangèrent quelques mots rapides. Elle eut un geste désolé, elle répondait visiblement que la vente ne s’allumait pas. Un instant, ils restèrent face à face, gagnés par un de ces doutes que les généraux cachent à leurs soldats. Ensuite, il dit tout haut, de son air brave:
– Si vous avez besoin de monde, prenez une fille de l’atelier… Elle aidera toujours un peu.
Il continua son inspection, désespéré. Depuis le matin, il évitait Bourdoncle, dont les réflexions inquiètes l’irritaient. En sortant de la lingerie, où la vente marchait plus mal encore, il tomba sur lui, il dut subir l’expression de ses craintes. Alors, il l’envoya carrément au diable, avec une brutalité qu’il ne ménageait pas même à ses hauts employés, dans les heures mauvaises.
– Fichez-moi donc la paix! Tout va bien… Je finirai par flanquer les trembleurs à la porte.
Mouret se planta, seul et debout, au bord de la rampe du hall. De là, il dominait le magasin, ayant autour de lui les rayons de l’entresol, plongeant sur les rayons du rez-de-chaussée. En haut, le vide lui parut navrant: aux dentelles, une vieille dame faisait fouiller tous les cartons, sans rien acheter; tandis que trois vauriennes, à la lingerie, choisissaient longuement des cols à dix-huit sous. En bas, sous les galeries couvertes, dans les coups de lumière qui venaient de la rue, il remarqua que les clientes commençaient à être plus nombreuses. C’était un lent défilé, une promenade devant les comptoirs, espacée, pleine de trous; à la mercerie, à la bonneterie, des femmes en camisole se pressaient; seulement, il n’y avait presque personne au blanc ni aux lainages. Les garçons de magasin, avec leur habit vert dont les larges boutons de cuivre luisaient, attendaient le monde, les mains ballantes. Par moments, passait un inspecteur, l’air cérémonieux, raidi dans sa cravate blanche. Et le cœur de Mouret était surtout serré par la paix morte du hall: le jour y tombait de haut, d’un vitrage aux verres dépolis, qui tamisait la clarté en une poussière blanche, diffuse et comme suspendue, sous laquelle le rayon des soieries semblait dormir, au milieu d’un silence frissonnant de chapelle. Le pas d’un commis, des paroles chuchotées, un frôlement de jupe qui traversait, y mettaient seuls des bruits légers, étouffés dans la chaleur du calorifère. Pourtant, des voitures arrivaient: on entendait l’arrêt brusque des chevaux; puis, des portières se refermaient violemment. Au-dehors, montait un lointain brouhaha, des curieux qui se bousculaient en face des vitrines, des fiacres qui stationnaient sur la place Gaillon, toute l’approche d’une foule. Mais, en voyant les caissiers inactifs se renverser derrière leur guichet, en constatant que les tables aux paquets restaient nues, avec leurs boîtes à ficelle et leurs mains de papier bleu, Mouret, indigné d’avoir peur, croyait sentir sa grande machine s’immobiliser et se refroidir sous lui.
– Dites donc, Favier, murmura Hutin, regardez le patron, là-haut… Il n’a pas l’air à la noce.
– En voilà une sale baraque! répondit Favier. Quand on pense que je n’ai pas encore vendu!
Tous deux, guettant les clientes, se soufflaient ainsi de courtes phrases, sans se regarder. Les autres vendeurs du rayon étaient en train d’empiler des pièces de Paris-Bonheur, sous les ordres de Robineau; tandis que Bouthemont, en grande conférence avec une jeune femme maigre, paraissait prendre à demi-voix une commande importante. Autour d’eux, sur des étagères d’une élégance frêle, les soies, pliées dans de longues chemises de papier crème, s’entassaient comme des brochures de format inusité. Et, encombrant les comptoirs, des soies de fantaisie, des moires, des satins, des velours, semblaient des plates-bandes de fleurs fauchées, toute une moisson de tissus délicats et précieux. C’était le rayon élégant, un salon véritable, où les marchandises, si légères, n’étaient plus qu’un ameublement de luxe.
– Il me faut cent francs pour dimanche, reprit Hutin. Si je ne me fais pas mes douze francs par jour en moyenne, je suis flambé… J’avais compté sur leur mise en vente.
– Bigre! cent francs, c’est raide, dit Favier. Moi, je n’en demande que cinquante ou soixante… Vous vous payez donc des femmes chic?
– Mais non, mon cher. Imaginez-vous, une bêtise: j’ai parié et j’ai perdu… Alors, je dois régaler cinq personnes, deux hommes et trois femmes… Sacré mâtin! la première qui passe, je la tombe de vingt mètres de Paris-Bonheur!
Un moment encore, ils causèrent, ils se dirent ce qu’ils avaient fait la veille et ce qu’ils comptaient faire dans huit jours. Favier pariait aux courses, Hutin canotait et entretenait des chanteuses de café-concert. Mais un même besoin d’argent les fouettait, ils ne songeaient qu’à l’argent, ils se battaient pour l’argent du lundi au samedi, puis ils mangeaient tout le dimanche. Au magasin, c’était là leur préoccupation tyrannique, une lutte sans trêve ni pitié. Et ce malin de Bouthemont qui venait de prendre pour lui l’envoyée de Mme Sauveur, cette femme maigre avec laquelle il causait! une belle affaire, deux ou trois douzaines de pièces, car la grande couturière avait les bouchées grosses. À l’instant, Robineau s’était bien avisé, lui aussi, de souffler une cliente à Favier!
– Oh! celui-là, il faut lui régler son compte, reprit Hutin qui profitait des plus minces faits pour ameuter le comptoir contre l’homme