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Au Bonheur des Dames. Emile Zola
Читать онлайн.Название Au Bonheur des Dames
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Il s’agissait de l’inscription au tableau de ligne, qui réglait les tours de vente. Les vendeuses s’inscrivaient sur une ardoise, dans leur ordre d’arrivée; et, chaque fois qu’une d’elles avait eu une cliente, elle remettait son nom à la queue. Mme Aurélie finit par donner raison à Marguerite.
– Toujours des injustices! murmura furieusement Clara.
Mais l’entrée de Denise réconcilia ces demoiselles. Elles la regardèrent, puis se sourirent. Pouvait-on se fagoter de la sorte! La jeune fille alla gauchement s’inscrire au tableau de ligne, où elle se trouvait la dernière. Cependant, Mme Aurélie l’examinait avec une moue inquiète. Elle ne put s’empêcher de dire:
– Ma chère, deux comme vous tiendraient dans votre robe. Il faudra la faire rétrécir… Et puis, vous ne savez pas vous habiller. Venez donc, que je vous arrange un peu.
Et elle l’emmena devant une des hautes glaces, qui alternaient avec les portes pleines des armoires, où étaient serrées les confections. La vaste pièce, entourée de ces glaces et de ces boiseries de chêne sculpté, garnie d’une moquette rouge à grands ramages, ressemblait au salon banal d’un hôtel, que traverse un continuel galop de passants. Ces demoiselles complétaient la ressemblance, vêtues de leur soie réglementaire, promenant leurs grâces marchandes, sans jamais s’asseoir sur la douzaine de chaises réservées aux clientes seules. Toutes avaient, entre deux boutonnières du corsage, comme piqué dans la poitrine, un grand crayon qui se dressait, la pointe en l’air; et l’on apercevait, sortant à demi d’une poche, la tache blanche du cahier de notes de débit. Plusieurs risquaient des bijoux, des bagues, des broches, des chaînes; mais leur coquetterie, le luxe dont elles luttaient, dans l’uniformité imposée de leur toilette, était leurs cheveux nus, des cheveux débordants, augmentés de nattes et de chignons quand ils ne suffisaient pas, peignés, frisés, étalés.
– Tirez donc la ceinture par-devant, répétait Mme Aurélie. Là, vous n’avez plus de bosse dans le dos, au moins… Et vos cheveux, est-il possible de les massacrer ainsi! Ils seraient superbes, si vous vouliez.
C’était, en effet, la seule beauté de Denise. D’un blond cendré, ils lui tombaient jusqu’aux chevilles; et, quand elle se coiffait, ils la gênaient, au point qu’elle se contentait de les rouler et de les retenir en un tas, sous les fortes dents d’un peigne de corne. Clara, très ennuyée par ces cheveux, affectait d’en rire, tellement ils étaient noués de travers, dans leur grâce sauvage. Elle avait appelé d’un signe une vendeuse du rayon de la lingerie, une fille à figure large, l’air agréable. Les deux rayons, qui se touchaient, étaient en continuelle hostilité; mais ces demoiselles s’entendaient parfois pour se moquer des gens.
– Mademoiselle Cugnot, voyez donc cette crinière, répétait Clara, que Marguerite poussait du coude, en feignant aussi d’étouffer de rire.
Seulement, la lingère n’était pas en train de plaisanter. Elle regardait Denise depuis un instant, elle se rappelait ce qu’elle avait souffert elle-même, les premiers mois, dans son rayon.
– Eh bien! quoi? dit-elle. Toutes n’en ont pas, de ces crinières!
Et elle retourna à la lingerie, laissant les deux autres gênées. Denise, qui avait entendu, la suivit d’un regard de remerciement, tandis que Mme Aurélie lui remettait un cahier de notes de débit à son nom, en disant:
– Allons, demain, vous vous arrangerez mieux… Et, maintenant, tâchez de prendre les habitudes de la maison, attendez votre tour de vente. La journée d’aujourd’hui sera rude, on va pouvoir juger ce dont vous êtes capable.
Cependant, le rayon restait désert, peu de clientes montaient aux confections, à cette heure matinale. Ces demoiselles se ménageaient, droites et lentes, pour se préparer aux fatigues de l’après-midi. Alors, Denise, intimidée par la pensée qu’elles guettaient son début, tailla son crayon, afin d’avoir une contenance; puis, imitant les autres, elle se l’enfonça dans la poitrine, entre deux boutonnières. Elle s’exhortait au courage, il fallait qu’elle conquît sa place. La veille, on lui avait dit qu’elle entrait au pair, c’est-à-dire sans appointements fixes; elle aurait uniquement le tant pour cent et la guelte sur les ventes qu’elle ferait. Mais elle espérait bien arriver ainsi à douze cents francs, car elle savait que les bonnes vendeuses allaient jusqu’à deux mille, quand elles prenaient de la peine. Son budget était réglé, cent francs par mois lui permettraient de payer la pension de Pépé et d’entretenir Jean, qui ne touchait pas un sou; elle-même pourrait acheter quelques vêtements et du linge. Seulement, pour atteindre ce gros chiffre, elle devait se montrer travailleuse et forte, ne pas se chagriner des mauvaises volontés autour d’elle, se battre et arracher sa part aux camarades, s’il le fallait. Comme elle s’excitait ainsi à la lutte, un grand jeune homme qui passait devant le rayon, lui sourit; et, lorsqu’elle eut reconnu Deloche, entré de la veille au rayon des dentelles, elle lui rendit son sourire, heureuse de cette amitié qu’elle retrouvait, voyant dans ce salut un bon présage.
À neuf heures et demie, une cloche avait sonné le déjeuner de la première table. Puis, une nouvelle volée appela la deuxième. Et les clientes ne venaient toujours pas. La seconde, Mme Frédéric, qui, dans sa rigidité maussade de veuve, se plaisait aux idées de désastre, jurait en phrases brèves, que la journée était perdue: on ne verrait pas quatre chats, on pouvait fermer les armoires et s’en aller; prédiction qui assombrissait la face plate de Marguerite, très âpre au gain, tandis que Clara, avec ses allures de cheval échappé, rêvait déjà d’une partie au bois de Verrières, si la maison croulait. Quant à Mme Aurélie, muette, grave, elle promenait son masque de César à travers le vide du rayon, en général qui a une responsabilité dans la victoire et la défaite.
Vers onze heures, quelques dames se présentèrent. Le tour de vente de Denise arrivait. Justement, une cliente fut signalée.
– La grosse de province, vous savez, murmura Marguerite.
C’était une femme de quarante-cinq ans, qui débarquait de loin en loin à Paris, du fond d’un département perdu. Là-bas, pendant des mois, elle mettait des sous de côté; puis, à peine descendue de wagon, elle tombait au Bonheur des Dames, elle dépensait tout. Rarement, elle demandait par lettre, car elle voulait voir, avait la joie de toucher la marchandise, faisait jusqu’à des provisions d’aiguilles, qui, disait-elle, coûtaient les yeux de la tête, dans sa petite ville. Tout le magasin la connaissait, savait qu’elle se nommait Mme Boutarel et qu’elle habitait Albi, sans s’inquiéter du reste, ni de sa situation, ni de son existence.
– Vous allez bien, madame? demandait gracieusement Mme Aurélie qui s’était avancée. Et que désirez-vous? On est à vous tout de suite.
Puis, se tournant:
– Mesdemoiselles!
Denise s’approchait, mais Clara s’était précipitée. D’habitude, elle se montrait paresseuse à la vente, se moquant de l’argent, en gagnant davantage au-dehors, et sans fatigue. Seulement, l’idée de souffler une bonne cliente à la nouvelle venue, l’éperonnait.
– Pardon, c’est mon tour, dit Denise révoltée.
Mme Aurélie l’écarta d’un regard sévère, en murmurant:
– Il n’y a pas de tour, je suis la seule maîtresse ici… Attendez de savoir, pour servir les clientes connues.
La jeune fille recula; et, comme des larmes lui montaient aux yeux, elle voulut cacher cet excès de sensibilité, elle tourna le dos, debout devant les glaces sans tain, feignant de regarder dans la rue. Allait-on l’empêcher de vendre? Toutes s’entendraient-elles, pour lui enlever ainsi les ventes sérieuses? La peur de l’avenir la prenait, elle se sentait écrasée entre tant d’intérêts lâchés. Cédant à l’amertume de son abandon, le front contre la glace froide, elle regardait en face le Vieil Elbeuf, elle songeait qu’elle aurait dû supplier son oncle de la garder; peut-être lui-même