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      Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice

      Avertissement

      On sait le retentissement qu'a eu en Angleterre le premier ouvrage de Currer Bell: il nous a paru si digne de son renom, que nous avons eu le désir d'en faciliter la lecture au public français. Faire partager aux autres l'admiration que nous avons nous-même ressentie, tel est le motif de notre essai de traduction.

      Bien que ce livre soit un roman, il n'y faut pas chercher une rapide succession d'événements extraordinaires, de combinaisons artificiellement dramatiques. C'est dans la peinture de la vie réelle, dans l'étude profonde des caractères, dans l'essor simple et franc des sentiments vrais, que la fiction a puisé ses plus grandes beautés.

      L'auteur cède la parole à son héroïne, qui nous raconte les faits de son enfance et de sa jeunesse, surtout les émotions qu'elle en éprouve. C'est l'histoire intime d'une intelligence avide, d'un coeur ardent, d'une âme puissante en un mot, placée dans des conditions étroites et subalternes, exposée aux luttes de la vie, et conquérant enfin sa place à force de constance et de courage.

      Ce qui nous paraît surtout éminent dans cet ouvrage, plus éminent encore que le grand talent dont il fait preuve, c'est l'énergie morale dont ses pages sont empreintes. Certes, la passion n'y fait pas défaut; elle y abonde au contraire; mais au-dessus plane toujours le respect de la dignité humaine, le culte des principes éternels. L'instinct quelquefois s'exalte et s'emporte mais la volonté est bientôt là qui le domine et le dompte. La difficulté de la lutte ne nous est pas voilée; mais la possibilité, l'honneur de la victoire, éclate toujours. C'est ainsi que ce livre, en nous montrant la vie telle qu'elle est, telle qu'elle doit être, robuste, militante glorieuse en fin de compte, nous élève et nous fortifie.

      La vigueur des caractères, des tableaux, des pensées même, a fait d'abord attribuer Jane Eyre à l'inspiration d'un homme, tandis que la finesse de l'analyse, la vivacité des sensations, semblaient trahir un esprit plus subtil, un coeur plus impressionnable. De longs débats se sont engagés à ce sujet entre les curiosités excitées. Aujourd'hui que le pseudonyme de Currer Bell a été soulevé, que l'on sait que cette plume si virile est tenue par la main d'une jeune fille, l'étonnement vient se mêler à l'admiration.

      Quant à la traduction, nous l'avons faite avec bonne foi, avec simplicité. Souvent le tour d'une phrase pourrait être plus conforme au génie de notre langue, des équivalents auraient avantageusement remplacé certaines expressions un peu étranges pour notre oreille; mais nous y aurions perdu, d'un autre côté, une saveur originale, un parfum étranger, qui nous a semblé devoir être conservé. Nous voudrions que l'auteur, qui a eu confiance dans notre tentative, n'eût pas lieu de le regretter.

      CHAPITRE PREMIER

      Il était impossible de se promener ce jour-là. Le matin, nous avions erré pendant une heure dans le bosquet dépouillé de feuilles; mais, depuis le dîner (quand il n'y avait personne, Mme Reed dînait de bonne heure), le vent glacé d'hiver avait amené avec lui des nuages si sombres et une pluie si pénétrante, qu'on ne pouvait songer à aucune excursion.

      J'en étais contente. Je n'ai jamais aimé les longues promenades, surtout par le froid, et c'était une chose douloureuse pour moi que de revenir à la nuit, les pieds et les mains gelés, le coeur attristé par les réprimandes de Bessie, la bonne d'enfants, et l'esprit humilié par la conscience de mon infériorité physique vis-à-vis d'Éliza, de John et de Georgiana Reed.

      Éliza, John et Georgiana étaient groupés dans le salon auprès de leur mère; celle-ci, étendue sur un sofa au coin du feu, et entourée de ses préférés, qui pour le moment ne se disputaient ni ne pleuraient, semblait parfaitement heureuse. Elle m'avait défendu de me joindre à leur groupe, en me disant qu'elle regrettait la nécessité où elle se trouvait de me tenir ainsi éloignée, mais que, jusqu'au moment où Bessie témoignerait de mes efforts pour me donner un caractère plus sociable et plus enfantin, des manières plus attrayantes, quelque chose de plus radieux, de plus ouvert et de plus naturel, elle ne pourrait pas m'accorder les mêmes privilèges qu'aux petits enfants joyeux et satisfaits.

      «Qu'est-ce que Bessie a encore rapporté sur moi? demandai-je.

      – Jane, je n'aime pas qu'on me questionne! D'ailleurs, il est mal à une enfant de traiter ainsi ses supérieurs. Asseyez-vous quelque part et restez en repos jusqu'au moment où vous pourrez parler raisonnablement.»

      Une petite salle à manger ouvrait sur le salon; je m'y glissai. Il s'y trouvait une bibliothèque; j'eus bientôt pris possession d'un livre, faisant attention à le choisir orné de gravures. Je me plaçai dans l'embrasure de la fenêtre, ramenant mes pieds sous moi à la manière des Turcs, et, ayant tiré le rideau de damas rouge, je me trouvai enfermée dans une double retraite. Les larges plis de la draperie écarlate me cachaient tout ce qui se trouvait à ma droite; à ma gauche, un panneau en vitres me protégeait, mais ne me séparait pas d'un triste jour de novembre. De temps à autre, en retournant les feuillets de mon livre, j'étudiais l'aspect de cette soirée d'hiver. Au loin, on voyait une pâle ligne de brouillards et de nuages, plus près un feuillage mouillé, des bosquets battus par l'orage, et enfin une pluie incessante que repoussaient en mugissant de longues et lamentables bouffées de vent.

      Je revenais alors à mon livre. C'était l'histoire des oiseaux de l'Angleterre par Berwick. En général, je m'inquiétais assez peu du texte; pourtant il y avait là quelques pages servant d'introduction, que je ne pouvais passer malgré mon jeune âge. Elles traitaient de ces repaires des oiseaux de mer, de ces promontoires, de ces rochers solitaires habités par eux seuls, de ces côtes de Norvège parsemées d'îles depuis leur extrémité sud jusqu'au cap le plus au nord, «où l'Océan septentrional bouillonne en vastes tourbillons autour de l'île aride et mélancolique de Thull, et où la mer Atlantique se précipite au milieu des Hébrides orageuses.»

      Je ne pouvais pas non plus passer sans la remarquer la description de ces pâles rivages de la Sibérie, du Spitzberg, de la Nouvelle- Zemble, de l'Islande, de la verte Finlande! J'étais saisie à la pensée de cette solitude de la zone arctique, de ces immenses régions abandonnées, de ces réservoirs de glace, où des champs de neiges accumulées pendant des hivers de bien des siècles entassent montagnes sur montagnes pour entourer le pôle, et y concentrent toutes les rigueurs du froid le plus intense.

      Je m'étais formé une idée à moi de ces royaumes blêmes comme la mort, idée vague, ainsi que le sont toutes les choses à moitié comprises qui flottent confusément dans la tête des enfants; mais ce que je me figurais m'impressionnait étrangement. Dans cette introduction, le texte, s'accordant avec les gravures, donnait un sens au rocher isolé au milieu d'une mer houleuse, au navire brisé et jeté sur une côte déserte, aux pâles et froids rayons de la lune qui, brillant à travers une ligne de nuées, venaient éclaircir un naufrage.

      Chaque gravure me disait une histoire, mystérieuse souvent pour mon intelligence inculte et pour mes sensations imparfaites, mais toujours profondément intéressante; intéressante comme celles que nous racontait Bessie, les soirs d'hiver, lorsqu'elle était de bonne humeur et quand, après avoir apporté sa table à repasser dans la chambre des enfants, elle nous permettait de nous asseoir toutes auprès d'elle. Alors, en tuyautant les jabots de dentelle et les bonnets de nuit de Mme Reed, elle satisfaisait notre ardente curiosité par des épisodes romanesques et des aventures tirées de vieux contes de fées et de ballades plus vieilles encore, ou, ainsi que je le découvris plus tard, de Paméla et de Henri, comte de Moreland.

      Ayant ainsi Berwick sur mes genoux, j'étais heureuse, du moins heureuse à ma manière; je ne craignais qu'une interruption, et elle ne tarda pas à arriver. La porte de la salle à manger fut vivement ouverte.

      «Hé! madame la boudeuse,» cria la voix de John Reed…

      Puis il s'arrêta, car il lui sembla que la chambre était vide.

      «Par le diable, où est-elle? Lizzy, Georgy, continua-t-il en s'adressant à ses soeurs, dites à maman que la mauvaise bête est allée courir sous la pluie!»

      J'ai bien fait de tirer le rideau, pensai-je tout bas; et je souhaitai vivement qu'on ne découvrît pas ma retraite. John ne l'aurait jamais trouvée de lui-même; il n'avait pas le regard assez prompt; mais Éliza ayant passé la tête par la porte s'écria:

      «Elle est certainement dans l'embrasure

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