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      Point de lendemain

      «Une femme d'esprit est un diable en intrigue;

      Et, dès que son caprice a prononcé tout bas

      L'arrêt de notre honneur, il faut passer le pas.»1

      Cette pensée est justifiée par le petit conte Point de Lendemain, une des intrigues les plus piquantes qur le spirituel Causeur du Lundi ait signalées à la curiosité de ses nombreux lecteurs dans un article sur Charles Nodier.2

      «Le dernier chapitre de mon roman3 écrivait M. Sainte-Beuve en 1840, est une réminiscence très-égayée d'une génération légère, qui avait eu, comme Nodier l'a très-bien dit, Faublas pour Télémaque. J'aime peu à tous égards ce dernier chapitre, si spirituel qu'il soit, il rappelle trop son modèle par des côtés non-seulement scabreux, mais un peu vulgaires. Je ne sais en ce genre de vraiment délicat que le petit conte Point de Lendemain de Denon, qu'on peut citer sans danger, puisqu'on ne trouvera nulle part à le lire.»

      Si M. Sainte-Beuve ne s'était occupé que du dernier chapitre de mon roman, il n'aurait pas, d'abord excité la curiosité en citant un livre dont la lecture paraît à son avis offrir des dangers, puis commis une erreur, car, tout le monde peut trouver à lire ce conte, et enfin, ce qui est plus sérieux, fait naître dans l'esprit de ses lecteurs l'idée, que lui-même a lu d'une manière bien superficielle certains ouvrages auxquels il a cependant consacré des articles de critique.

      Il y a même lieu de s'étonner que M. Sainte-Beuve n'ait pas remarqué dans la Physiologie du mariage, dont il avait cependant déjà parlé en 1834, ce petit conte «vraiment délicat» intercalé presqu'en entier par Balzac dans «cette macédoine de saveur mordante et graveleuse qui annonce un compatriote bien appris de Rabelais, ou du moins de Béroalde de Verville.»4

      On pourrait encore ne pas être de l'avis de M. Sainte-Beuve au sujet de Point de Lendemain, car un conte n'est «vraiment délicat» qu'autant que le cœur y joue un rôle, et dans celui-ci le cœur est remplacé par l'esprit. Mais n'ergotons pas à ce sujet, et remercions plutôt M. Sainte-Beuve qui est une autorité en matière de critique, d'avoir appelé l'attention de maint bibliomane sur la petite édition de Denon aujourd'hui une rareté bibliographique.

      Le bibliophile Jacob5 va maintenant nous faire connaître comment Balzac a été amené à commettre une intercalation.

      «En 18306 un exemplaire de ce conte fut communiqué à Balzac, par le baron Dubois, chirurgien de l'empereur, et Balzac enchanté de la conquête de cet opuscule, qu'on lui donnait comme entièrement inconnu, ne se fit pas scrupule de l'admettre dans le second volume de la Physiologie du mariage en y faisant quelques retouches et sans dire la source de son heureux larcin.»

      On trouve dans la Physiologie du mariage7 les circonstances qui ont amené la publication de cet opuscule par Denon.

      «Un jour, à la fin d'un repas donné à quelques intimes par le prince Lebrun, les convives, échauffés par le champagne, en étaient sur le chapitre intarissable des ruses féminines. La récente aventure arrivée à Mme la comtesse R. S. D. J. D. A.8 à propos d'un collier, avait été le principe de cette conversation. Un artiste aimable, un savant aimé de l'empereur, soutenait vigoureusement l'opinion peu virile, suivant laquelle il serait interdit à l'homme de résister avec succès aux trames ourdies par la femme. J'ai heureusement éprouvé, disait-il, que rien n'est sacré pour elles…

      «Les dames se récrièrent. – Mais je puis citer un fait. – C'est une exception! —

      «Écoutons l'histoire!.. dit une jeune dame.

      «Oh, racontez-nous-la! s'écrièrent tous les convives.

      «Le prudent vieillard jeta les yeux autour de lui, et après avoir vérifié l'âge des dames, il sourit en disant: Puisque nous avons tous expérimenté la vie, je consens à vous narrer l'aventure. Il se fit un grand silence, et le conteur commença.

      «Plus d'une fois les dames, privées de leurs éventails, rougirent des aveux un peu trop sincères faits par l'aimable vieillard, dont l'élocution prestigieuse obtint grâce pour certains détails de ses amours éphémères, détails que nous avons supprimés comme trop érotiques pour l'époque actuelle. Cependant, il est à croire que chaque dame le complimenta particulièrement; car quelques temps après il leur offrit à toutes, ainsi qu'aux convives masculins, un exemplaire de son récit imprimé à vingt-cinq exemplaires par Pierre Didot. C'est sur le no 249 que nous avons pris les éléments de cette narration.»

      Le bruit courut alors qu'une princesse impériale avait fourni les principaux traits du tableau, et que Denon était un peintre indiscret. On n'ignore pas que Denon connut beaucoup par sa liaison avec Dorat, cette femme, aussi gracieuse qu'aimable,10 dont le poëte Lebrun a dit:

      Chloé belle et poëte a deux petits travers

      Elle fait son visage et ne fait pas ses vers.

      A la suite de ces bruits, plusieurs exemplaires de ce conte auraient été détruits.

      Dans les premières éditions de la Physiologie du mariage, Balzac n'indique aucun nom d'auteur; ce n'est que dans une des dernières de cet ouvrage qu'il fit connaître que Point de lendemain ne lui appartenait qu'en qualité d'éditeur, puis mieux renseigné à l'égard du conte et du conteur, il remplaça le nom de Denon par celui de Dorat dans l'édition de la Comédie humaine.

      La plupart des bibliographes ne mentionnent que la petite édition que le baron Vivant-Denon, alors directeur général des musées de l'empereur, fit imprimer, en 1812, chez Pierre Didot sans nom d'auteur. Ils ignoraient sans doute l'existence de Point de lendemain dans les œuvres de Dorat. Cependant M. Brunet, dans sa dernière édition du Manuel de l'amateur de livres11, tome II, 1re partie, indique que le conte parut pour la première fois dans les œuvres de Dorat. M. Paul Chéron, de la bibliothèque impériale, dans son Catalogue général de la librairie française au XIXe siècle12, signale également ce conte, et l'attribue à Dorat. Il dit qu'il a été tiré à 300 exemplaires, c'est évidemment une erreur, car cette petite plaquette n'a été tout au plus tirée qu'à 30; elle est très-rare aujourd'hui et ne se trouve que dans quelques bibliothèques d'amateurs.13

      Il nous reste maintenant à examiner si Denon n'a pas été plagiaire.

      Denon écrivait élégamment; il contait surtout fort bien, et sa conversation spirituelle et toujours fertile en anecdotes amusait beaucoup Louis XV et Madame de Pompadour.

      Il n'est donc pas probable qu'il se soit attribué un conte qui avait été imprimé14 déjà en 1780; aussi avons-nous la certitude morale que Dorat est l'auteur de Point de lendemain, car les changements apportés à l'édition publiée par Denon trente ans plus tard sont presque insignifiants et ne consistent guère qu'en quelques corrections de style.

      Si le champ des suppositions est ouvert, et il doit l'être quand il s'agit de disculper un auteur accusé de plagiat, on pourrait être porté à croire, en voyant tout l'intérêt de Denon pour ce petit conte, qu'il en a été le héros et que Dorat n'a fait que mettre en lumière les confidences de l'artiste.

      Mme la comtesse Isabella Albrizzi, dans ses Ritrati15, parle avec enthousiasme des succès galants de Denon et l'on sait qu'amoureux de toutes les actrices et afin d'avoir le privilége de les voir plus fréquemment, il donna aux Français une comédie, Le bon Père, qui eut un succès médiocre.

      On

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<p>1</p>

Molière. L'école des femmes, acte III, sc. III.

<p>2</p>

Portraits littéraire. Paris, Didier, 1852, tome 1er, p. 451-452.

<p>3</p>

Nouvelle de Charles Nodier, publiée en 1803.

<p>4</p>

Sainte-Beuve. Portraits contemporains. Didier, 1846, p. 452, article Balzac.

<p>5</p>

Bulletin du Bouquiniste. A. Aubry à Paris; 1re année, 1857, № 7, p. 153.

<p>6</p>

En 1828 ou 1829, car c'est dans le courant de cette dernière année, que parut alors sans nom d'auteur la Physiologie du mariage (catalogue A. Dutacq. Paris, Téchener, 1857).

<p>7</p>

2e édition. Paris, Olivier, 1834, tome 2e, p. 170 et suivantes.

<p>8</p>

Regnault de Saint-Jean-d'Angely.

<p>9</p>

Les exemplaires ne sont pas numérotés.

<p>10</p>

Mme Moulard, auteur de plusieurs ouvrages en prose et en vers, aujourd'hui oubliés, qui épousa M. le comte de Beauharnais, l'oncle d'Alexandre de Beauharnais, premier mari de l'impératrice Joséphine.

<p>11</p>

Point de Lendemain, 1812; in-18, 52 p., papier vélin. Opuscule tiré à petit nombre, n'a point été mis dans le commerce; il y a un exemplaire sur peau vélin: vendu 25 fr. 60 c. Chateaugiron, vendu 20 fr. br., en mars 1824.

<p>12</p>

Répertoire très-utile, édité par M. Janet, mais qui malheureusement est loin d'être achevé; prime de l'ancien Courrier de la librairie.

<p>13</p>

L'édition de 1812 de ce conte ne se trouverait même plus à la bibliothèque impériale. Elle figurait cependant dans les catalogues des bibliothèques de MM. de Pixerécourt, baron de Montaran, A. Renouard, catalogue T… (Tripier) 1854. Catalogue à prix marqués de M. Potier 1861, et dans celui de M. de Cigongne.

Voir aussi la Bibliographie des principaux ouvrages relatifs à l'amour, aux femmes, au mariage, par M. le C. D'I***. Paris, Gay, 1861; p. 81, et la Trésor des livres rares et curieux, par Grœsse; 2e vol., ouvrage actuellement en cours de publication à Leipzig.

<p>14</p>

Coup d'œil sur la littérature ou collection d'ouvrages tant en prose qu'en vers par M. Dorat pour faire suivre à ses œuvres. Amsterdam, 1780, 2 vol. in-8o. On lit à la page 87 du 2e vol. du recueil: «Il ne se trouve que dans mes mélanges littéraires et je l'ai transporté dans cette édition pour ceux qui désirent se le procurer dans un ouvrage moins volumineux.» On le trouve également dans un volume de Dorat intitulé: Lettres d'une Chanoinesse. Paris, Delalain, 1780; p. 46, avec cette note: Cette pièce est tirée du Coup d'œil, etc.

<p>15</p>

Ritrati. Brescia, 1807, in-18.