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L'Écuyère. Paul Bourget
Читать онлайн.Название L'Écuyère
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
PREMIÈRE PARTIE
I
UN COIN D'ANGLETERRE RUE DE POMEREU
Tous les amateurs de chevaux, qui pratiquaient ce noble sport il y a trente ans et qui lui demeurent fidèles en dépit de l'automobile, se rappellent, avec un regret jamais consolé, M. Robert Campbell, Bob Campbell, l'importateur breveté des poneys du pays de Galles, le rival des Bartlett et des Hensman, le gros Bob, enfin. Il fallait le voir descendre les Champs-Elysées, dans son tonneau, avec son rouge visage, rasé de près, où luisaient des yeux d'un bleu si clair. La bête qu'il menait – rarement la même – était toujours un petit animal, bâti en hercule, qui mesurait un mètre trente-deux, trente-cinq – «treize mains», disait-il dans son français traduit de l'anglais, – et elle allait, elle allait, dévorant l'espace de ses membres courts… Le gros Bob était vêtu, hiver comme été, d'un complet coupé dans une de ces étoffes rudes qui sentent la tourbière, que l'on appelle Harris, à cause des îles où elles sont tissées. Il fumait une courte pipe en bois de bruyère. Quoiqu'il fût devenu, de par son métier, un des figurants du tout Paris élégant, il semblait échappé d'une lithographie du Punch, avec son haut chapeau d'un drap noir ou gris, suivant la saison, et son mufle de dogue, d'un flegme si intensément, si insulairement impassible. Il parlait, et c'était une gageure, L'Anglais classique de l'ancien répertoire du Palais-Royal ne prononçait pas notre langue d'un accent plus cocasse. Il ne donnait pas à notre syntaxe des entorses plus audacieuses. Les avisés ne s'y trompaient point. Le gros Bob savait le français comme vous et moi, et, si vous débattiez un marché avec lui, vous deviez prendre bien garde que pas une nuance de vos phrases ne lui échappait. En revanche, ce que personne ne savait comme lui, c'était le mot de cette énigme à quatre jambes que représente un cheval inconnu pour tout acheteur, et, neuf fois sur dix, pour tout marchand. Quelques minutes suffisaient à Bob pour discerner si l'animal était jeune ou vieux, et son âge à six mois près, s'il se nourrissait bien ou mal et pourquoi, s'il était vite ou paresseux, franc ou cabochard et comment, s'il respirait avec des poumons et un cœur intacts, ce que valaient ses jarrets, ses paturons, ses sabots, leur corne, leur sole, ce qu'il avait déjà fait, ce qu'il pouvait faire, toute son histoire. Son œil pers était impayable de sérieux gouailleur, quand il procédait à ce diagnostic, aussi infaillible dans son domaine que pouvait l'être, à cette même époque, celui d'un Dieulafoy sur un malade de son hôpital ou d'un Morelli sur un tableau du quinzième siècle. Il n'y avait pas d'exemple qu'un fermier du Norfolk ou du Kerry eût jamais «enrossé» le gros Bob. Il n'avait jamais embarqué, dans l'entrepont du bateau qui faisait le service de Southampton au Havre, un seul Irlandais qui ne valût le voyage. Ajoutons tout de suite, pour donner sa physionomie vraie de loyal gentleman à cet étonnant maquignon aujourd'hui disparu, qu'il n'y avait pas d'exemple qu'il eût enrossé non plus un de ses clients. Il gagnait cinquante pour cent sur ses ventes, c'était son principe; mais la qualité de la marchandise était garantie. Vous pouviez, si les hasards d'un hiver vous amenaient à passer un temps à Rome et que vous eussiez à chasser à courre dans la campagne qui entoure la Ville Eternelle, – c'est encore aujourd'hui un des modernes paradoxes de la Cosmopolis qu'elle est devenue, – vous pouviez, dis-je, télégraphier à Robert Campbell, 54, rue de Pomereu, Paris, ces simples mots: «Prière expédier aussitôt cheval pour chasser, six ans environ, bon sauteur, pas peureux.» Vous y joigniez l'indication du poids, celle du prix, de la taille, et, la semaine d'après, vous aviez le cheval. Vous pouviez aussi, après avoir donné à la bête les rafraîchissements nécessaires à la suite d'un long voyage, monter dessus sans l'avoir essayée davantage. Campbell faisait, bon an mal an, des centaines d'envois dans ces conditions, sinon à Rome, – car, tout de même, le risque du chemin de fer était bien grand, – dans le Maine, en Touraine, en Sologne, en Poitou, en Barrois, partout où fonctionnaient des «équipages» bien tenus. Il en était à compter les plaintes qu'il avait dû subir. Ainsi s'expliquait qu'ayant commencé par être simple «lad» dans un haras, il avait fini par acheter le terrain de la rue de Pomereu, sur lequel étaient construites ses écuries. Le chiffre de ses affaires annuelles se montait à plusieurs milliers de livres sterling. Il aurait pu, dès cette année 1902, où eut lieu l'aventure que je veux conter, se retirer du commerce et aller habiter un cottage, comme il fait aujourd'hui qu'il est très vieux, dans un bon pays d'élevage. Il a choisi Brokenhurst, sur le bord de la New Forest où se voit une race de poneys soi-disant issus des Andalous de la légendaire Armada. Mais Bob n'était pas seulement l'un des meilleurs experts en chevaux que l'Angleterre ait donnés à la France. Ce fidèle sujet de Sa Majesté la reine Victoria avait aussi, de son pays, les deux vices les plus nationaux: il aimait passionnément le whiskey, plus passionnément encore le pari. Il satisfaisait l'un et l'autre, par un poker quotidien, dans un bar d'entraîneurs et de bookmakers, le soir, la journée finie. Il les satisfaisait non moins librement, tout le long de l'année, sur les champs de courses, où il risquait d'énormes sommes. Or, les cartes, malgré son talent de bluffeur, et les «favoris» de la cote, malgré ses dons de maquignon, lui avaient tant mangé de ce qu'il avait gagné, qu'à cinquante-cinq ans il devait travailler encore. Vous le trouviez, exact à son poste, dès les huit heures, dans son yard. Il était là qui poussait du pied la litière des chevaux, pour juger si elle était bien fournie. Il les regardait au poil et à l'œil pour savoir si leur ration d'avoine avait été bien réglée, aux tendons pour juger de leur fatigue de la veille. A tous il apportait un petit morceau de sucre. Il en avait une provision dans la poche de sa jaquette. Je crois le voir encore, après tant de jours écoulés, qui leur gratte la tête, qui leur tire l'oreille, qui leur tapote la croupe, et les braves animaux s'ébrouent, le flairent de leurs naseaux, dressent leurs oreilles à sa voix. J'entends ces mots anglais vibrer dans l'air, avec des clapotements de langue:
– «Dear old boy… You jolly chap… You silly monkey…»
Et les «chers vieux garçons», les «gais compagnons», les «stupides singes» allongeaient leur tête, chacun hors de son box. Où était-on? à Paris ou à Londres? Les portes vertes de ces box, ouvertes dans leur partie supérieure, donnaient sur une large cour au fond de laquelle se dressait une petite maison en briques rouges, avec des fenêtres étroites, très pareille, sous son revêtement de vigne vierge, à quelque demeure bourgeoise de Kensington. Cette ressemblance était encore accrue par une espèce de renflement vitré ménagé au premier étage, et où l'architecte avait essayé de reproduire le bow-window classique. La maison, enfin, montrait ce nom sur sa porte, laquelle était en bois peint et d'un seul battant: Epsom lodge. C'était probablement la seule de tout ce quartier, si exotique pourtant, qui fût baptisée ainsi, comme un cottage anglais. Avec cela, tous les garçons d'écurie étaient Anglais, les couvertures des chevaux anglaises, les licols anglais, les brides anglaises, les selles anglaises!..
Pour achever cette impression, d'un pittoresque singulier, une jeune fille allait et venait dans cette cour, caressant, elle aussi, les têtes des chevaux, leur donnant du sucre, prononçant, de la pointe de ses dents blanches, les sacramentels: «Dear old boy… You jolly chap…» et autres douceurs; et cette enfant de vingt-deux ans avait le plus idéal visage de miss blonde qui ait jamais illustré le vélin d'un Keepsake. Son teint délicat offrait au regard cette transparence blanche et rosé où l'on voit l'ondée d'un sang jeune et riche courir sous la peau. Elle avait le nez droit et coupé assez court, les lèvres bien ourlées, le menton un peu long, carré et frappé d'une fossette, les joues minces, la tête petite, tout cet ensemble qui donne souvent, aux jeunes filles anglaises, ce caractère d'une beauté si saine, si robuste, qu'elle est, par moments, presque masculine. Certaines statues de jeunes Grecques montrent un charme pareil, ainsi cette Electre du musée de Naples qui s'appuie de la main sur l'épaule d'Oreste, fille virginale des gymnastes, aussi grande que son frère et qui, pourtant, se distingue de lui par la grâce dans la force, par la pudeur dans l'énergie. Ce charmant et ferme visage de Mlle Hilda Campbell – car l' «Electre archaïsante» de la rue de Pomereu était tout prosaïquement la fille du marchand de chevaux – s'éclairait de deux yeux bleus, ceux de son père, mais qui prenaient, sous les sourcils et entre les cils d'or, une fraîcheur de pétale de pervenche. Une épaisse chevelure d'un fauve presque roux couronnait le front, qui n'était pas très haut, mais dans la coupe duquel un phrénologue eût retrouvé le signe de la volonté déjà révélée par le menton.
Le contraste entre ces témoignages d'une décision toute virile et la tendresse émue, la rêverie