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en rêveurs, en bohémiens, en sages, en fous, et même en riches et en pauvres. Toutes ces démarcations étaient bonnes, il y a dix ans, et, si nous n'avons gardé la tradition dans nos façons de parler, c'est par habitude. Ouvrons, les yeux sur la société présente. Dans ces dernières agitations politiques, toutes ses notions, toutes ses habitudes, tous ses destins se sont brouillés comme les cartes se brouillent dans les mains du grand joueur qui est le progrès.

      Oui, le progrès quand même est toujours plus rapide au milieu du trouble qu'au sein du repos. Je connais vos opinions et vous connaissez les miennes; elles sont divergentes, mais elles n'ont rien à voir ici.

      Il s'est fait un grand ébranlement dans les moeurs et dans les idées. Est-ce que vous n'avez pas senti la terre trembler sous nos pieds et le ciel vaciller sur nos têtes, rêveur et fantaisiste que vous êtes? Ne voyez-vous pas que les choses et les hommes ont changé? La fortune aveugle et passive n'a-t-elle pas déraillé comme une machine qu'aucune main humaine ne peut gouverner? Qui sont les riches et qui sont les pauvres, selon vous, aujourd'hui? Selon vous, les riches sont les sages, les pauvres sont les fous. Eh bien, voilà une erreur qui vous abandonnerait si vous regardiez hors de vos livres et de vos souvenirs. Le travail, le commerce, l'économie, le calcul, la raison, c'étaient là, en effet, du temps de Keller, des sources presque certaines de gain, de succès et de sécurité. A présent, c'est le hasard, la mode, la vogue, l'audace, la chance, qui seules décident des destinées du riche. Le bourgeois que notre mémoire a embaumé et que votre imagination veut faire revivre n'existe plus. Ce bourgeois-là, qui compte, chaque soir, les honnêtes et modestes profits du travail de sa journée, qui ne joue pas à la Bourse, qui ne se hasarde pas dans les délirantes spéculations de la grande industrie, il ne s'appelle plus le bourgeois. Il est le peuple, et il n'y a entre lui et l'artisan—que vous avez bien raison d'estimer et de respecter—que la différence d'un peu plus ou d'un peu moins d'activité, d'invention et d'ambition. Que dis-je! entre le paysan, qui meurt de faim sur la terre qu'il ne sait ni ne peut féconder, faute de science et de capital, et le boutiquier, qui amasse péniblement une aisance sans cesse inquiétée par l'absence de crédit, il n'y a pas grande différence de plainte et de désir à l'heure qu'il est. Tout cela, c'est le peuple, le laboureur comme le commerçant, comme l'artiste, comme tous ceux qui n'ont pas mis la main survies gros lots, Flaminio comme Fulgence, et Keller comme Favilla.

      Ce ne sont pas là désormais des contrastes ennemis: ce sont des hommes qui cherchent ou qui travaillent, qui attendent ou qui espèrent; ce sont des frères et des égaux qui peuvent bien encore se quereller et se méconnaître, mais qui sont à la veille de s'entendre, parce que, chez eux, toute l'aristocratie est dans l'intelligence et dans la vertu, que la vertu joue du violon, ou que l'intelligence aune de la toile. Comment et pourquoi voulez-vous qu'un poète haïsse celui-ci ou celui-là, parmi ces travailleurs dont la cause est commune, quels que soient les noms propres inscrits sur leurs drapeaux, dans le passé, dans le présent ou dans l'avenir?

      Ce que le poète haïrait et réprouverait, s'il était privé de raison ou de charité, c'est la spéculation, ce jeu terrible qui fait et défait les existences au profit les unes des autres, à ce point que, tous les vingt ans (je parle d'autrefois, désormais ce sera bien plus vite fait), la propriété change de propriétaires sur le sol de la France. Oui, la spéculation, cette reine des vicissitudes, des luttes, des jalousies et des passions, cette ennemie de l'idéal et du rêve, cette réaliste par excellence, qui pousse les hommes à l'activité fiévreuse du succès et qui dédaigne également les contemplations de l'artiste, les labeurs érudits du critique, les systèmes du philosophe et les aspirations religieuses du moraliste. Au premier aspect, les amants de cette science seraient les bourgeois, les vrais, les seuls bourgeois désormais, dans cette société qui n'a que des noms vieillis et impropres pour les choses nouvelles. Mais, si l'on y réfléchit, cette race ardente, qui envahit rapidement toutes les forces morales et physiques de notre époque, n'est pas une classe à part, ce n'est même pas une race distincte. C'est comme l'Église du positivisme, qui recrute partout des adeptes, et qui en trouve chez les poètes comme chez les épiciers, chez les laïques comme chez les prêtres, au sommet de la société comme dans ses régions les plus obscures et les plus assujetties; si bien que, pour faire fortune, où tout au moins pour échapper à la gène, il ne s'agit plus de travailler à une tâche patiente et quotidienne, d'avoir les vertus du négoce et les inspirations de l'art; mais il s'agit de comprendre le mécanisme des banques et le calcul des éventualités financières, de tenter des coups hardis, de bien placer son enjeu, de systématiser les chances du gain; en un mot, de savoir jouer, puisque le jeu en grand est devenu l'âme de la société moderne.

      Ce serait là, à coup sûr, un beau sujet de déclamation, pour ceux qui n'entendent rien à ce que l'on appelle aujourd'hui les affaires; mais, si l'on s'élève au-dessus de ses propres intérêts froissés dans cette lutte, si l'on se détache du sentiment personnel pour considérer la marche du torrent économique et le but, chez les artistes comme chez les politiques, vers lequel ses flots se précipitent, on est frappé de voir le salut général au bout de cette carrière ouverte à l'individualisme effréné.

      On voit les capitaux s'élancer vers les conquêtes merveilleuses de l'industrie, et se mettre forcément, fatalement, au service du génie des découvertes. On voit le principe d'association se dégager comme, le soleil du sein des orages, les machines remplacer les durs labeurs de l'humanité et de nouvelles industries ouvrir un refuge aux travailleurs, délivrés du métier de bêtes de somme et appelés a des occupations plus intelligentes, plus douces et plus saines. On voit enfin le socialisme, votre bête de l'Apocalypse, mon cher confrère, se faire place et devenir la société européenne, quelles que soient les formes apparentes d'égalité ou d'autorité, de république, de dictature ou d'autocratie qu'il plaise aux nations d'inscrire en tète de leurs constitutions actuelles et futures.

      Telle est la force de la solidarité des intérêts, qu'aucune volonté individuelle ne peut désormais entraver sa marche prodigieuse et que ni guerres ni révolutions ne sauraient détruire ses conquêtes. Certainement les cataclysmes qui, dans l'ordre politique comme dans l'ordre physique, menacent à toute heure l'humanité, détruiront encore des fortunes, des existences, des projets, cela me semble inévitable; mais ce qui est acquis en fait de science sociale est acquis pour toujours. Les spéculateurs sont devenus intelligents, ils ont profité des travaux d'économie politique et sociale que tout un siècle a vus éclore. Ils s'en servent à leur profit et, en général, peut-être uniquement en vue de leur profit; mais ils s'en servent, tout est là. La civilisation y trouvera son compte quand la lumière sera plus répandue et le but plus éclatant.

      En attendant, certes, il y a beaucoup de souffrances et de désastres; je ne serais pas d'accord avec vous si je formulais les plaintes qui me touchent et me frappent le plus dans le trouble funeste de cette transformation sociale. D'ailleurs, on n'a pas la liberté d'approfondir ce sujet. Mais, pour ne parler que de ce qui fait l'objet de cette lettre, l'art et les artistes,—l'art qui est notre profession à vous et à moi, les artistes qui sont vous et moi, mon cher confrère,—il me semble que notre mandat serait de lutter contre l'excès de prosaïsme qui envahit forcément le monde, et, tout en laissant passer ces flots troublés qui s'épureront tôt ou tard, de sauver quelques perles ou tout au moins quelques fleurs entraînées par l'orage.

      Où avez-vous l'esprit, où avez-vous le coeur, vous qui, comme moi, depuis tantôt vingt-cinq ans, faites de l'art, et vivez en artiste, de fulminer toutes ces imprécations contre le poète, le peintre, le musicien, le comédien, contre tous les amants de l'idéal?

      CCCXCVIII

      A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS

      Nohant, 21 novembre 1855.

      Ma belle mignonne,

      J'ai été, et je suis encore toute malade; mais il ne faut pas le dire parce que ça m'attirerait trente lettres d'amis effrayés plus qu'il ne faut. Ce n'était qu'un rhume; mais les rhumes ont chez moi un caractère nerveux, d'un bien méchant caractère. Ils m'étouffent littéralement. Enfin, ça va un peu mieux; mais j'ai été retardée. La pièce était finie18, et dans la main du copiste; je l'ai arrêtée pour la retoucher. De corrections en corrections,

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<p>18</p>

L'Irrésolu, joué au Gymnase, sous le titre de Françoise.