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de vache, et sa carte au 1/1000, donc? Je me demandais quelle rage d’envoyer crever les autres le possédait celui-là? Les autres qui n’avaient pas de carte.

      Nous quatre cavaliers sur la route nous faisions autant de bruit qu’un demi-régiment. On devait nous entendre venir à quatre heures de là ou bien c’est qu’on voulait pas nous entendre. Cela demeurait possible… Peut-être qu’ils avaient peur de nous les Allemands? Qui sait?

      Un mois de sommeil sur chaque paupière voilà ce que nous portions et autant derrière la tête, en plus de ces kilos de ferraille.

      Ils s’exprimaient mal mes cavaliers d’escorte. Ils parlaient à peine pour tout dire. C’étaient des garçons venus du fond de la Bretagne pour le service et tout ce qu’ils savaient ne venait pas de l’école, mais du régiment. Ce soir-là, j’avais essayé de m’entretenir un peu du village de Barbagny avec celui qui était à côté de moi et qui s’appelait Kersuzon.

      « Dis donc, Kersuzon, que je lui dis, c’est les Ardennes ici tu sais… Tu ne vois rien toi loin devant nous? Moi, je vois rien du tout…

      – C’est tout noir comme un cul », qu’il m’a répondu Kersuzon. Ça suffisait…

      « Dis donc, t’as pas entendu parler de Barbagny toi dans la journée? Par où que c’était? que je lui ai demandé encore.

      – Non. »

      Et voilà.

      On ne l’a jamais trouvé le Barbagny. On a tourné sur nous-mêmes seulement jusqu’au matin, jusqu’à un autre village, où nous attendait l’homme aux jumelles. Son général prenait le petit café sous la tonnelle devant la maison du Maire quand nous arrivâmes.

      « Ah! comme c’est beau la jeunesse, Pinçon! » qu’il lui a fait remarquer très haut à son chef d’État-major en nous voyant passer, le vieux. Ceci dit, il se leva et partit faire un pipi et puis encore un tour les mains derrière le dos, voûté. Il était très fatigué ce matin‐là, m’a soufflé l’ordonnance, il avait mal dormi le général, quelque chose qui le tracassait dans la vessie, qu’on racontait.

      Kersuzon me répondait toujours pareil quand je le questionnais la nuit, ça finissait par me distraire comme un tic. Il m’a répété ça encore deux ou trois fois à propos du noir et du cul et puis il est mort, tué qu’il a été, quelque temps plus tard, en sortant d’un village, je m’en souviens bien, un village qu’on avait pris pour un autre, par des Français qui nous avaient pris pour des autres.

      C’est même quelques jours après la mort de Kersuzon qu’on a réfléchi et qu’on a trouvé un petit moyen, dont on était bien content, pour ne plus se perdre dans la nuit.

      Donc, on nous foutait à la porte du cantonnement. Bon. Alors on disait plus rien. On ne rouspétait plus. « Allez-vous-en! qu’il faisait, comme d’habitude, la gueule en cire.

      – Bien mon commandant! »

      Et nous voilà dès lors partis du côté du canon et sans se faire prier tous les cinq. On aurait dit qu’on allait aux cerises. C’était bien vallonné de ce côté-là. C’était la Meuse, avec ses collines, avec des vignes dessus, du raisin pas encore mûr et l’automne, et des villages en bois bien séchés par trois mois d’été, donc qui brûlaient facilement.

      On avait remarqué ça nous autres, une nuit qu’on savait plus du tout où aller. Un village brûlait toujours du côté du canon. On en approchait pas beaucoup, pas de trop, on le regardait seulement d’assez loin le village, en spectateurs pourrait-on dire, à dix, douze kilomètres par exemple. Et tous les soirs ensuite vers cette époque-là, bien des villages se sont mis à flamber à l’horizon, ça se répétait, on en était entourés, comme par un très grand cercle d’une drôle de fête de tous ces pays-là qui brûlaient, devant soi et des deux côtés, avec des flammes qui montaient et léchaient les nuages.

      On voyait tout y passer dans les flammes, les églises, les granges, les unes après les autres, les meules qui donnaient des flammes plus animées, plus hautes que le reste, et puis les poutres qui se redressaient tout droit dans la nuit avec des barbes de flammèches avant de chuter dans la lumière.

      Ça se remarque bien comment que ça brûle un village, même à vingt kilomètres. C’était gai. Un petit hameau de rien du tout qu’on apercevait même pas pendant la journée, au fond d’une moche petite campagne, eh bien, on a pas idée la nuit, quand il brûle, de l’effet qu’il peut faire! On dirait Notre‐Dame! Ça dure bien toute une nuit à brûler un village, même un petit, à la fin on dirait une fleur énorme, puis, rien qu’un bouton, puis plus rien.

      Ça fume et alors c’est le matin.

      Les chevaux qu’on laissait tout sellés, dans les champs à côté de nous, ne bougeaient pas. Nous, on allait roupiller dans l’herbe, sauf un, qui prenait la garde, à son tour, forcément. Mais quand on a des feux à regarder la nuit passe bien mieux, c’est plus rien à endurer, c’est plus de la solitude.

      Malheureux qu’ils n’ont pas duré les villages… Au bout d’un mois, dans ce canton-là, il n’y en avait déjà plus. Les forêts, on a tiré dessus aussi, au canon. Elles n’ont pas existé huit jours les forêts. Ça fait encore des beaux feux les forêts, mais ça dure à peine.

      Après ce temps-là, les convois d’artillerie prirent toutes les routes dans un sens et les civils qui se sauvaient, dans l’autre.

      En somme, on ne pouvait plus, nous, ni aller, ni revenir; fallait rester où on était.

      On faisait queue pour aller crever. Le général même ne trouvait plus de campements sans soldats. Nous finîmes par coucher tous en pleins champs, général ou pas. Ceux qui avaient encore un peu de cœur l’ont perdu. C’est à partir de ces mois-là qu’on a commencé à fusiller des troupiers pour leur remonter le moral, par escouades, et que le gendarme s’est mis à être cité à l’ordre du jour pour la manière dont il faisait sa petite guerre à lui, la profonde, la vraie de vraie.

      Après un repos, on est remontés à cheval, quelques semaines plus tard, et on est repartis vers le nord. Le froid lui aussi vint avec nous. Le canon ne nous quittait plus. Cependant, on ne se rencontrait guère avec les Allemands que par hasard, tantôt un hussard ou un groupe de tirailleurs, par-ci, par-là, en jaune et vert, des jolies couleurs. On semblait les chercher, mais on s’en allait plus loin dès qu’on les apercevait. À chaque rencontre, deux ou trois cavaliers y restaient, tantôt à eux, tantôt à nous. Et leurs chevaux libérés, étriers fous et clinquants, galopaient à vide et dévalaient vers nous de très loin avec leurs selles à troussequins bizarres, et leurs cuirs frais comme ceux des portefeuilles du jour de l’an. C’est nos chevaux qu’ils venaient rejoindre, amis tout de suite. Bien de la chance! C’est pas nous qu’on aurait pu en faire autant!

      Un matin en rentrant de reconnaissance, le lieutenant de Sainte‐Engence invitait les autres officiers à constater qu’il ne leur racontait pas des blagues. « J’en ai sabré deux! » assurait-il à la ronde, et montrait en même temps son sabre où, c’était vrai, le sang caillé comblait la petite rainure, faite exprès pour ça.

      « Il a été épatant! Bravo, Sainte-Engence!.. Si vous l’aviez vu, messieurs! Quel assaut! » l’appuyait le capitaine Ortolan.

      C’était dans l’escadron d’Ortolan que ça venait de se passer.

      « Je n’ai rien perdu de l’affaire! Je n’en étais pas loin! Un coup de pointe au cou en avant et à droite!.. Toc! Le premier tombe!.. Une autre pointe en pleine poitrine!.. À gauche! Traversez! Une véritable parade de concours, messieurs!.. Encore bravo, Sainte-Engence! Deux lanciers! À un kilomètre d’ici! Les deux gaillards y sont encore! En pleins labours! La guerre est finie pour eux, hein, Sainte-Engence?.. Quel coup double! Ils ont dû se vider comme des lapins! »

      Le lieutenant de Sainte-Engence, dont le cheval avait longuement galopé, accueillait les hommages et compliments des camarades avec modestie. À présent qu’Ortolan s’était porté garant de l’exploit, il était rassuré et il prenait du large, il ramenait sa jument

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