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en même temps que moi aux petites besognes du magasin vers 1913: c’était Jean Voireuse, un peu « figurant » pendant la soirée dans les petits théâtres et l’après‐midi livreur chez Puta. Il se contentait lui aussi de très minimes appointements. Mais il se débrouillait grâce au métro. Il allait presque aussi vite à pied qu’en métro, pour faire ses courses. Alors il mettait le prix du billet dans sa poche. Tout rabiot. Il sentait un peu des pieds, c’est vrai, et même beaucoup, mais il le savait et me demandait de l’avertir quand il n’y avait pas de clients au magasin pour qu’il puisse y pénétrer sans dommage et faire ses comptes en douce avec Mme Puta. Une fois l’argent encaissé, on le renvoyait instantanément me rejoindre dans l’arrière-boutique. Ses pieds lui servirent encore beaucoup pendant la guerre. Il passait pour l’agent de liaison le plus rapide de son régiment. En convalescence il vint me voir au fort de Bicêtre et c’est même à l’occasion de cette visite que nous décidâmes d’aller ensemble taper notre ancien patron. Qui fut dit, fut fait. Au moment où nous arrivions boulevard de la Madeleine, on finissait l’étalage…

      « Tiens! Ah! vous voilà vous autres! s’étonna un peu de nous voir M. Puta. Je suis bien content quand même! Entrez! Vous, Voireuse, vous avez bonne mine! Ça va bien! Mais vous, Bardamu, vous avez l’air malade, mon garçon! Enfin! vous êtes jeune! Ça reviendra! Vous en avez de la veine, malgré tout, vous autres! on peut dire ce que l’on voudra, vous vivez des heures magnifiques, hein? là‐haut? Et à l’air! C’est de l’Histoire ça mes amis, ou je m’y connais pas! Et quelle Histoire! »

      On ne répondait rien à M. Puta, on le laissait dire tout ce qu’il voulait avant de le taper… Alors, il continuait:

      « Ah! c’est dur, j’en conviens, les tranchées!.. C’est vrai! Mais c’est joliment dur ici aussi, vous savez!.. Vous avez été blessés, hein vous autres? Moi, je suis éreinté! J’en ai fait du service de nuit en ville depuis deux ans! Vous vous rendez compte? Pensez donc! Absolument éreinté! Crevé! Ah! les rues de Paris pendant la nuit! Sans lumière, mes petits amis… Y conduire une auto et souvent avec le Ministre dedans! Et en vitesse encore! Vous pouvez pas vous imaginer!.. C’est à se tuer dix fois par nuit!..

      – Oui, ponctua Mme Puta, et quelquefois il conduit la femme du Ministre aussi…

      – Ah oui! et c’est pas fini…

      – C’est terrible! reprîmes-nous ensemble.

      – Et les chiens? demanda Voireuse pour être poli. Qu’en a-t-on fait? Va-t-on encore les promener aux Tuileries?

      – Je les ai fait abattre! Ils me faisaient du tort! Ça ne faisait pas bien au magasin!.. Des bergers allemands!

      – C’est malheureux! regretta sa femme. Mais les nouveaux chiens qu’on a maintenant sont bien gentils, c’est des écossais… Ils sentent un peu… Tandis que nos bergers allemands, vous vous souvenez Voireuse?.. Ils ne sentaient jamais pour ainsi dire. On pouvait les garder dans le magasin enfermés, même après la pluie…

      – Ah oui! ajouta M. Puta. C’est pas comme ce sacré Voireuse, avec ses pieds! Est-ce qu’ils sentent toujours, vos pieds, Jean? Sacré Voireuse va!

      – Je crois encore un peu », qu’il a répondu Voireuse.

      À ce moment des clients entrèrent.

      « Je ne vous retiens plus, mes amis, nous fit M. Puta soucieux d’éliminer Jean au plus tôt du magasin. Et bonne santé surtout! Je ne vous demande pas d’où vous venez! Eh non! Défense Nationale avant tout, c’est mon avis! »

      À ces mots de Défense Nationale, il se fit tout à fait sérieux, Puta, comme lorsqu’il rendait la monnaie… Ainsi on nous congédiait.

      Mme Puta nous remit vingt francs à chacun en partant. Le magasin astiqué et luisant comme un yacht, on n’osait plus le retraverser à cause de nos chaussures qui sur le fin tapis paraissaient monstrueuses.

      « Ah! regarde-les donc, Roger, tous les deux! Comme ils sont drôles!.. Ils n’ont plus l’habitude! On dirait qu’ils ont marché dans quelque chose! s’exclamait Mme Puta.

      – Ça leur reviendra! » fit M. Puta, cordial et bonhomme, et bien content d’être débarrassé aussi promptement à si peu de frais.

      Une fois dans la rue, nous réfléchîmes qu’on irait pas très loin avec nos vingt francs chacun, mais Voireuse lui, avait une idée supplémentaire.

      « Viens, qu’il me dit, chez la mère d’un copain qui est mort pendant qu’on était dans la Meuse, j’y vais moi tous les huit jours, chez ses parents, pour leur raconter comment qu’il est mort leur fieu… C’est des gens riches… Elle me donne dans les cent francs à chaque fois, sa mère… Ça leur fait plaisir qu’ils disent… Alors tu comprends…

      – Qu’est-ce que j’irai y faire moi, chez eux? Qu’est-ce que je dirai moi à la mère?

      – Eh bien tu lui diras que tu l’as vu, toi aussi… Elle te donnera cent francs à toi aussi… C’est des vrais gens riches ça! Je te dis! Et qui sont pas comme ce mufle de Puta… Y regardent pas eux…

      – Je veux bien, mais elle va pas me demander des détails, t’es sûr?.. Parce que je l’ai pas connu moi, son fils hein… Je nagerais moi si elle en demandait…

      – Non, non, ça fait rien, tu diras tout comme moi… Tu feras: Oui, oui… T’en fais pas! Elle a du chagrin, tu comprends, cette femme‐là, et du moment alors qu’on lui parle de son fils, elle est contente… C’est rien que ça qu’elle demande… N’importe quoi… C’est pas durillon… »

      Je parvenais mal à me décider, mais j’avais bien envie des cent francs qui me paraissaient exceptionnellement faciles à obtenir et comme providentiels.

      « Bon, que je me décidai à la fin… Mais alors faut que j’invente rien, hein je te préviens! Tu me promets? Je dirai comme toi, c’est tout… Comment qu’il est mort d’abord le gars?

      – Il a pris un obus en pleine poire, mon vieux, et puis pas un petit, à Garance que ça s’appelait… dans la Meuse sur le bord d’une rivière… On en a pas retrouvé “ça” du gars, mon vieux! C’était plus qu’un souvenir, quoi… Et pourtant, tu sais, il était grand, et bien balancé, le gars, et fort, et sportif, mais contre un obus hein? Pas de résistance!

      – C’est vrai!

      – Nettoyé, je te dis qu’il a été… Sa mère, elle a encore du mal à croire ça au jour d’aujourd’hui! J’ai beau y dire et y redire… Elle veut qu’il soye seulement disparu… C’est idiot une idée comme ça… Disparu!.. C’est pas de sa faute, elle en a jamais vu, elle, d’obus, elle peut pas comprendre qu’on foute le camp dans l’air comme ça, comme un pet, et puis que ça soye fini, surtout que c’est son fils…

      – Évidemment!

      – D’abord, je n’y ai pas été depuis quinze jours, chez eux… Mais tu vas voir quand j’y arrive, elle me reçoit tout de suite sa mère, dans le salon, et puis tu sais, c’est beau chez eux, on dirait un théâtre, tellement qu’y en a des rideaux, des tapis, des glaces partout… Cent francs, tu comprends, ça doit pas les gêner beaucoup… C’est comme moi cent sous, qui dirait-on à peu près… Aujourd’hui elle est même bonne pour deux cents… Depuis quinze jours qu’elle m’a pas vu… Tu verras les domestiques avec les boutons en doré, mon ami… »

      À l’avenue Henri-Martin, on tournait sur la gauche et puis on avançait encore un peu, enfin, on arrivait devant une grille au milieu des arbres d’une petite allée privée.

      « Tu vois! que remarqua Voireuse, quand on fut bien devant, c’est comme une espèce de château… Je te l’avais bien dit… Le père est un grand manitou dans les chemins de fer, qu’on m’a raconté… C’est une huile…

      – Il est pas chef de gare? que je fais moi pour plaisanter.

      – Rigole pas… Le voilà là-bas qui descend. Il vient sur nous… »

      Mais

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