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et insanes, rats enfumés déjà, nous tentions, en folie, de sortir du bateau de feu, mais n’avions aucun plan d’ensemble, aucune confiance les uns dans les autres. Ahuris par la guerre, nous étions devenus fous dans un autre genre: la peur. L’envers et l’endroit de la guerre.

      Il me marquait quand même, à travers ce commun délire, une certaine sympathie, ce Princhard, tout en se méfiant de moi, bien sûr.

      Où nous nous trouvions, à l’enseigne où tous nous étions logés, il ne pouvait exister ni amitié, ni confiance. Chacun laissait seulement entendre ce qu’il croyait être favorable à sa peau, puisque tout ou presque allait être répété par les mouchards à l’affût.

      De temps en temps, l’un d’entre nous disparaissait, c’est que son affaire était constituée, qu’elle se terminerait au Conseil de guerre, à Biribi ou au front et pour les mieux servis à l’Asile de Clamart.

      D’autres guerriers douteux arrivaient encore, toujours, de toutes les armes, des très jeunes et des presque vieux, avec la frousse ou bien crâneurs, leurs femmes et leurs parents leur rendaient visite, leurs petits aussi, yeux écarquillés, le jeudi.

      Tout ce monde pleurait d’abondance, dans le parloir, sur le soir surtout. L’impuissance du monde dans la guerre venait pleurer là, quand les femmes et les petits s’en allaient, par le couloir blafard de gaz, visites finies, en traînant les pieds. Un grand troupeau de pleurnicheurs ils formaient, rien que ça, dégoûtants.

      Pour Lola, venir me voir dans cette sorte de prison, c’était encore une aventure. Nous deux, nous ne pleurions pas. Nous n’avions nulle part, nous, où prendre des larmes.

      « Est-ce vrai que vous soyez réellement devenu fou, Ferdinand? me demande-t-elle un jeudi.

      – Je le suis! avouai-je.

      – Alors, ils vont vous soigner ici?

      – On ne soigne pas la peur, Lola.

      – Vous avez donc peur tant que ça?

      – Et plus que ça encore, Lola, si peur, voyez-vous, que si je meurs de ma mort à moi, plus tard, je ne veux surtout pas qu’on me brûle! Je voudrais qu’on me laisse en terre, pourrir au cimetière, tranquillement, là, prêt à revivre peut-être… Sait-on jamais! Tandis que si on me brûlait en cendres, Lola, comprenez‐vous, ça serait fini, bien fini… Un squelette, malgré tout, ça ressemble encore un peu à un homme… C’est toujours plus prêt à revivre que des cendres… Des cendres c’est fini!.. Qu’en dites-vous?.. Alors, n’est-ce pas, la guerre…

      – Oh! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand! Vous êtes répugnant comme un rat…

      – Oui, tout à fait lâche, Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne pleurniche pas dessus moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux: je ne veux plus mourir.

      – Mais c’est impossible de refuser la guerre, Ferdinand! Il n’y a que les fous et les lâches qui refusent la guerre quand leur Patrie est en danger…

      – Alors vivent les fous et les lâches! Ou plutôt survivent les fous et les lâches! Vous souvenez‐vous d’un seul nom par exemple, Lola, d’un de ces soldats tués pendant la guerre de Cent Ans?.. Avez-vous jamais cherché à en connaître un seul de ces noms?.. Non, n’est-ce pas?.. Vous n’avez jamais cherché? Ils vous sont aussi anonymes, indifférents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papier devant nous, que votre crotte du matin… Voyez donc bien qu’ils sont morts pour rien, Lola! Pour absolument rien du tout, ces crétins! Je vous l’affirme! La preuve est faite! Il n’y a que la vie qui compte. Dans dix mille ans d’ici, je vous fais le pari que cette guerre, si remarquable qu’elle nous paraisse à présent, sera complètement oubliée… À peine si une douzaine d’érudits se chamailleront encore par-ci, par-là, à son occasion et à propos des dates des principales hécatombes dont elle fut illustrée… C’est tout ce que les hommes ont réussi jusqu’ici à trouver de mémorable au sujet les uns des autres à quelques siècles, à quelques années et même à quelques heures de distance… Je ne crois pas à l’avenir, Lola… »

      Lorsqu’elle découvrit à quel point j’étais devenu fanfaron de mon honteux état, elle cessa de me trouver pitoyable le moins du monde… Méprisable elle me jugea, définitivement.

      Elle résolut de me quitter sur-le-champ. C’en était trop. En la reconduisant jusqu’au portillon de notre hospice ce soir-là, elle ne m’embrassa pas.

      Décidément, il lui était impossible d’admettre qu’un condamné à mort n’ait pas en même temps reçu la vocation. Quand je lui demandai des nouvelles de nos crêpes, elle ne me répondit pas non plus.

      En rentrant à la chambrée je trouvai Princhard devant la fenêtre essayant des lunettes contre la lumière du gaz au milieu d’un cercle de soldats. C’est une idée qui lui était venue, nous expliqua-t-il, au bord de la mer, en vacances, et puisque c’était l’été à présent, il entendait les porter pendant la journée, dans le parc. Il était immense ce parc et fort bien surveillé d’ailleurs par des escouades d’infirmiers alertes. Le lendemain donc Princhard insista pour que je l’accompagne jusqu’à la terrasse pour essayer les belles lunettes. L’après-midi rutilait splendide sur Princhard, défendu par ses verres opaques; je remarquai qu’il avait le nez presque transparent aux narines et qu’il respirait avec précipitation.

      « Mon ami, me confia‐t‐il, le temps passe et ne travaille pas pour moi… Ma conscience est inaccessible aux remords, je suis libéré, Dieu merci! de ces timidités… Ce ne sont pas les crimes qui se comptent en ce monde… Il y a longtemps qu’on y a renoncé… Ce sont les gaffes… Et je crois en avoir commis une… Tout à fait irrémédiable…

      – En volant les conserves?

      – Oui, j’avais cru cela malin, imaginez! Pour me faire soustraire à la bataille et de cette façon, honteux, mais vivant encore, pour revenir en la paix comme on revient, exténué, à la surface de la mer après un long plongeon… J’ai bien failli réussir… Mais la guerre dure décidément trop longtemps… On ne conçoit plus à mesure qu’elle s’allonge d’individus suffisamment dégoûtants pour dégoûter la Patrie… Elle s’est mise à accepter tous les sacrifices, d’où qu’ils viennent, toutes les viandes la Patrie… Elle est devenue infiniment indulgente dans le choix de ses martyrs la Patrie! Actuellement il n’y a plus de soldats indignes de porter les armes et surtout de mourir sous les armes et par les armes… On va faire, dernière nouvelle, un héros avec moi!.. Il faut que la folie des massacres soit extraordinairement impérieuse, pour qu’on se mette à pardonner le vol d’une boîte de conserve! que dis-je? à l’oublier! Certes, nous avons l’habitude d’admirer tous les jours d’immenses bandits, dont le monde entier vénère avec nous l’opulence et dont l’existence se démontre cependant dès qu’on l’examine d’un peu près comme un long crime chaque jour renouvelé, mais ces gens-là jouissent de gloire, d’honneurs et de puissance, leurs forfaits sont consacrés par les lois, tandis qu’aussi loin qu’on se reporte dans l’histoire – et vous savez que je suis payé pour la connaître – tout nous démontre qu’un larcin véniel, et surtout d’aliments mesquins, tels que croûtes, jambon ou fromage, attire sur son auteur immanquablement l’opprobre formel, les reniements catégoriques de la communauté, les châtiments majeurs, le déshonneur automatique et la honte inexpiable, et cela pour deux raisons, tout d’abord parce que l’auteur de tels forfaits est généralement un pauvre et que cet état implique en lui-même une indignité capitale et ensuite parce que son acte comporte une sorte de tacite reproche envers la communauté. Le vol du pauvre devient une malicieuse reprise individuelle, me comprenez-vous?.. Où irions-nous? Aussi la répression des menus larcins s’exerce-t-elle, remarquez-le, sous tous les climats, avec une rigueur extrême, comme moyen de défense sociale non seulement, mais encore

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