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et que sans doute pour nous instruire la nature elle-même a brisé: elle n'a pas brisé les modèles; et si la maxime intéresse l'existence réelle, il faut la confronter aux faits naturels; leur identité ou leur dissonance décidera de l'erreur ou de la vérité. Mais, je le répète, je ne conçois point la nécessité de connaître tant de faits qui ne sont plus, et j'aperçois plus d'un inconvénient à en faire le sujet d'une occupation générale et classique; c'en est un que d'y employer un temps, et d'y consumer une attention qui seraient bien plus utilement appliqués à des sciences exactes et de premier besoin; c'en est un autre que cette difficulté de constater la vérité et la certitude des faits, difficulté qui ouvre la porte aux débats, aux chicanes d'argumentation; qui, à la démonstration palpable des sens, substitue des sentiments vagues de conscience intime et de persuasion; raisons de ceux qui ne raisonnent point, et qui, s'appliquant à l'erreur comme à la vérité, ne sont que l'expression de l'amour-propre, toujours prêt à s'exaspérer par la moindre contradiction, et à engendrer l'esprit de parti, l'enthousiasme et le fanatisme. C'est encore un inconvénient de l'histoire de ne être utile que par des résultats dont les éléments sont si compliqués, si mobiles, si capables d'induire en erreur, que l'on n'a presque jamais une certitude complète de s'en trouver exempt. Aussi persisté-je à regarder l'histoire, non point comme une science, parce que ce nom ne me paraît applicable qu'à des connaissances démontrables, telles que celles des mathématiques, de la physique, de la géographie, mais comme un art systématique de calculs qui ne sont que probables, tel qu'est l'art de la médecine: or, quoiqu'il soit vrai que dans le corps humain les éléments aient des propriétés fixes, et que leurs combinaisons aient un jeu déterminé et constant, cependant, parce que ces combinaisons sont nombreuses et variables, qu'elles ne se manifestent aux sens que par leurs effets, il en résulte pour l'art de guérir un état vague et conjectural, qui forme sa difficulté, et l'élève au-dessus de la sphère de nos connaissances vulgaires. De même en histoire, quoiqu'il soit certain que des faits ont produit de tels événements et de telles conséquences, cependant, comme l'état positif de ces faits, comme leurs rapports et leurs réactions ne sont pas déterminés ou connus, il en résulte une possibilité d'erreur; qui rend leurs applications, leur comparaison à d'autres faits une opération délicate, qui exige des esprits très-exercés dans ce genre d'étude, et doués d'une grande finesse de tact. Il est vrai que dans cette dernière considération, je désigne particulièrement l'utilité politique de l'histoire, et j'avoue qu'à mes yeux cette utilité est son propre et unique but; la morale individuelle, le perfectionnement des sciences et des arts ne me paraissent que des épisodes et des accessoires; l'objet principal, l'art fondamental, c'est l'application de l'histoire au gouvernement, à la législation, à toute l'économie politique des sociétés; de manière que j'appellerais volontiers l'histoire la science physiologique des gouvernements, parce qu'en effet elle apprend à connaître, par la comparaison des états passés, la marche des corps politiques, futurs et présents, les symptômes de leurs maladies, les indications de leur santé, les pronostics de leurs agitations et de leurs crises, enfin les remèdes que l'on y peut apporter. Sans doute ce fut pour avoir senti sa difficulté sous ce point de vue immense, que chez les anciens l'étude de l'histoire était particulièrement affectée aux hommes qui se destinaient aux affaires publiques; que chez eux, comme chez les modernes, les meilleurs historiens furent, ce que l'on appelle, des hommes d'état; et que dans un empire célèbre pour plus d'un genre d'institutions sages, à la Chine, l'on a, depuis des siècles, formé un collége spécial d'historiens. Les Chinois ont pensé, non sans raison, que le soin de recueillir et de transmettre les faits qui constituent la vie d'un gouvernement et d'une nation, ne devait point être abandonné au hasard ni aux caprices des particuliers; ils ont senti qu'écrire l'histoire était une magistrature qui pouvait exercer la plus grande influence sur la conduite des nations et de leurs gouvernements; en conséquence, ils ont voulu que des hommes, choisis pour leurs lumières et pour leurs vertus, fussent chargés de recueillir les événements de chaque règne, et d'en jeter les notes, sans se communiquer, dans des boîtes scellées, qui ne sont ouvertes qu'à la mort du prince ou de sa dynastie. Ce n'est pas ici le lieu d'approfondir cette institution; il me suffit d'indiquer combien elle appuie l'idée élevée que je me fais de l'histoire. Je viens à l'art de la composer.

      Deux écrivains distingués ont traité spécialement de la manière d'écrire l'histoire: le premier, Lucien, né à Samosate, sous le règne de Trajan, a divisé son traité en critique et en préceptes; dans l'a première partie, il persifle, avec cette gaieté piquante qui lui est propre, le mauvais goût d'un essaim d'historiens que la guerre de Marc-Aurèle contre les Parthes fit subitement éclore, dit-il, et vit périr comme un essaim de papillons après un orage. Parmi les défauts qu'il leur reproche, l'on remarque surtout l'ampoulure du style, l'affectation des grands mots, la surcharge des épithètes, et, par une suite naturelle de ce défaut de goût, la chute dans l'excès contraire, l'emploi d'expressions triviales, les détails bas et dégoûtants, le mensonge hardi, la lâche flatterie; de manière que l'épidémie dont furent attaqués sur la fin du second siècle les écrivains romains, eut les mêmes symptômes que celles dont l'Europe moderne a montré des exemples presque chez chaque peuple.

      Dans la seconde partie, Lucien expose les qualités et les devoirs d'un bon historien. Il veut qu'il soit doué de sagacité; qu'il ait le sentiment des convenances; qu'il sache penser et rendre ses pensées; qu'il soit versé dans les affaires politiques et militaires; qu'il soit libre de crainte et d'ambition, inaccessible à la séduction ou à la menace; qu'il dise la vérité sans faiblesse et sans amertume; qu'il soit juste sans dureté, censeur sans âcreté et sans calomnie; qu'il n'ait ni esprit de parti, ni même esprit national; je le veux, dit-il, citoyen du monde, sans maître, sans loi, sans égard pour l'opinion de son temps, et n'écrivant que pour l'estime des hommes sensés, et pour le suffrage de la postérité.

      Quant au style, Lucien recommande qu'il soit facile, pur, clair, proportionné au sujet; habituellement simple comme narratif, quelquefois noble, agrandi, presque poétique, comme les scènes qu'il peint; rarement oratoire, jamais déclamateur. Que les réflexions soient courtes; que l'a matière soit bien distribuée, les témoignages bien scrutés, bien pesés, pour distinguer le bon du mauvais aloi; en un mot, que l'esprit de l'historien, dit-il, soit une glace fidèle où soient réfléchis, sans altération, les faits; s'il rapporte un fait merveilleux, qu'il l'expose nûment, sans affirmer ni nier, pour ne point se rendre responsable; qu'en un mot, il n'ait pour but que la vérité; pour mobile que le désir d'être utile; pour récompense que l'estime, toute stérile qu'elle puisse être, des gens de bien et de la postérité; tel est le précis des 94 pages du traité de Lucien, traduit par Massieu.

      Le second écrivain, Mably, a donné à son ouvrage la forme du dialogue, et l'a divisé en deux entretiens. On est d'abord assez surpris de voir trois interlocuteurs grecs parler de la guerre des insurgents contre les Anglais; Lucien eût raillé ce mélange, mais le sévère Mably n'entend pas raillerie. Dans le premier entretien, il parle des différents genres d'histoire, et d'abord des histoires universelles, et de leurs études préliminaires. Dans le second, il traite des histoires particulières, de leur objet, et de quelques observations communes à tous les genres.

      En ouvrant le premier, l'on trouve pour précepte qu'il faut être né historien; l'on est étonné d'une semblable phrase dans le frère de Condillac; mais Condillac, aimable et doux, analysait; Mably, roide et âpre, jugeait et tranchait. Il veut ensuite, avec plus de raison, que ses disciples aient étudié la politique, dont il distingue deux espèces: l'une fondée sur les lois que la nature a établies, pour procurer aux hommes le bonheur, c'est-à-dire celle qui est le véritable droit naturel; l'autre, ouvrage des hommes, droit variable et conventionnel, produit des passions, de l'injustice, de la force, dont il ne résulte que de faux biens et de grands revers. La première donnera à l'historien des idées saines de la justice, des rapports des hommes, des moyens de les rendre heureux; la seconde lui fera connaître la marche habituelle des affaires humaines; il apprendra à calculer leurs mouvements, à prévoir les effets, et à éviter les revers dans ces préceptes et dans quelques autres semblables, Mably est plus développé, plus instructif que Lucien; mais il est fâcheux qu'il n'en ait imité ni l'ordre ni la clarté, ni surtout la gaieté. Tout son ouvrage respire une morosité sombre et mécontente; aucun moderne ne trouve grace devant lui: il n'y a de parfait que

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