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sont attiré le revers qui aujourd'hui les dépossède; ce revers a été préparé de longue main par plusieurs abus. Depuis long-temps la Porte négligeait les affaires de cette province. Pour contenir les pachas, elle avait laissé le divan étendre son pouvoir, et les chefs des janissaires et des azâbs étaient devenus tout-puissants. Les soldats eux-mêmes, devenus citoyens par les mariages qu'ils avaient contractés, n'étaient plus les créatures de Constantinople. Un changement arrivé dans la discipline avait aggravé le désordre. Dans l'origine, les sept corps militaires avaient des caisses communes; et quoique la société fût riche, les particuliers, ne disposant de rien, ne pouvaient rien. Les chefs, que cette disposition gênait, eurent le crédit de la faire abolir, et ils obtinrent la permission de posséder des propriétés foncières, des terres et des villages. Or, comme ces terres et ces villages dépendaient des gouverneurs mamlouks, il fallut les ménager, pour qu'ils ne les grevassent point. De ce moment, les beks acquirent une influence sur les gens de guerre, qui jusqu'alors les avaient dédaignés; et cette influence devint d'autant plus grande, que leur gestion leur procurait des richesses considérables: ils les employèrent à se faire des amis et des créatures; ils multiplièrent leurs esclaves, et après les avoir affranchis, ils les poussèrent de tout leur crédit aux grades de la milice et du gouvernement. Ces parvenus conservant pour leurs patrons un respect que l'usage de l'Orient consacre, ils leur formèrent des factions dévouées à toutes leurs volontés. Telle fut la marche par laquelle Ybrahim, l'un des kiâyas76 ou colonels vétérans des janissaires, parvint vers 1746 à se saisir de tous les pouvoirs: il avait tellement multiplié et avancé ses affranchis, que sur les 24 beks que l'on devait compter, il y en avait 8 de sa maison. Il en retirait une prépondérance d'autant plus certaine, que le pacha laissait toujours des places vacantes pour en percevoir les émoluments. D'autre part, ses largesses lui avaient attaché les officiers et les soldats de son corps. Enfin l'association de Rodoan, le plus accrédité des colonels azâbs, mettait le sceau à sa puissance. Le pacha, maîtrisé par cette faction, ne fut plus qu'un fantôme, et les ordres du sultan s'évanouirent devant ceux d'Ybrahim. A sa mort, arrivée en 1757, sa maison, c'est-à-dire ses affranchis, divisés entre eux, mais réunis contre les autres, continuèrent de faire la loi. Rodoan, qui avait succédé à son collègue, ayant été chassé et tué par une cabale de jeunes beks, on vit divers commandants se succéder dans un assez court espace. Enfin, vers 1766, un des principaux acteurs des troubles, Ali-bek, qui pendant plusieurs années a fixé l'attention de l'Europe, prit un ascendant décidé sur ses rivaux, et sous le titre d'émir-hadj et de chaik-el-beled, parvint à s'arroger toute la puissance. L'histoire des Mamlouks étant liée à la sienne, nous allons continuer l'une en exposant l'autre.

       CHAPITRE III.

       Précis de l'histoire d'Ali-Bek 77

      LA naissance d'Ali-bek est soumise aux mêmes incertitudes que celle de la plupart des Mamlouks. Vendus en bas âge par leurs parents, ou enlevés par des ennemis, ces enfants conservent peu le souvenir de leur origine et de leur patrie, souvent même ils les cèlent. L'opinion là plus accréditée sur Ali est qu'il naquit parmi les Abazans, l'un des peuples qui habitent le Caucase, et dont les esclaves sont les plus recherchés78. Les marchands qui font ce commerce le transportèrent, dans l'une de leurs cargaisons annuelles, au Kaire: il y fut acheté par les frères Isaac et Yousef, juifs douaniers, qui en firent présent à Ybrahim Kiâya. On estime qu'il pouvait avoir alors 12 à 14 ans; mais les Orientaux, tant musulmans que chrétiens, ne tenant point de registres de naissance, on ne sait jamais leur âge précis. Ali, chez son nouveau patron, remplit les fonctions des Mamlouks, qui sont presque en tout celles des pages chez les princes. Il reçut l'éducation d'usage, qui consiste à bien manier un cheval, à tirer la carabine et le pistolet, à lancer le djerid, à frapper du sabre, et même un peu, à lire et à écrire. Dans tous ces exercices, il montra une pétulance qui lui valut le surnom turk de djendâli, c'est-à-dire, fou. Mais les soucis de l'ambition parvinrent à le calmer. Vers l'âge de 18 à 20 ans, son patron lui laissa croître la barbe, c'est-à-dire, qu'il l'affranchit; car chez les Turks un visage sans moustaches et sans barbe n'appartient qu'aux esclaves et aux femmes, et de là cette impression défavorable qu'ils reçoivent du premier aspect de tout Européen. En l'affranchissant, Ybrahim lui donna une femme, des revenus, et le promut au grade de kâchef ou gouverneur de district; enfin il le mit au rang des 24 beks. Ces divers grades, le crédit et les richesses qu'il y acquit, éveillèrent l'ambition d'Ali-bek. La mort de son patron, arrivée en 1757, ouvrit à ses projets une libre carrière. Il se mêla dans toutes les intrigues qui se firent pour élever ou supplanter les commandants. Rodoan Kiâya lui dut sa ruine. Après Rodoan, diverses factions portèrent tour à tour leurs chefs à sa place. Celui qui l'occupait en 1762, était Abd-el-Rahmân, peu puissant par lui-même, mais soutenu par plusieurs maisons confédérées. Ali était alors chaik-el-beled; il saisit le moment qu'Abd-el-Rahmân conduisait la caravane de la Mekke, pour le faire exiler; mais lui-même eut bientôt son tour, et fut condamné à passer à Gaze. Gaze, dépendant d'un pacha turk, n'était point un lieu assez agréable ni assez sûr pour qu'il acceptât cet exil; aussi n'en prit-il la route que par feinte, et dès le troisième jour il tourna vers Saïd, où il fut rejoint par ses partisans. Ce fut à Djirdjé qu'un séjour de 2 ans mûrit sa tête, et qu'il prépara les moyens d'obtenir et d'assurer le pouvoir qu'il ambitionnait. Les amis que son argent lui fit au Kaire l'ayant enfin rappelé en 1766, il parut subitement dans cette ville, et en une seule nuit il tua 4 beks de ses ennemis, en exila 4 autres, et se trouva désormais chef du parti le plus nombreux. Devenu dépositaire de toute l'autorité, il résolut de l'employer à s'agrandir encore davantage. Son ambition ne se borna plus au simple titre de commandant ni de quaiem-maquam. La suzeraineté de Constantinople offensa son orgueil, et il n'aspira pas moins qu'au titre de sultan d'Égypte. Toutes ses démarches furent relatives à ce but: il chassa le pacha, qui n'était plus qu'un être de représentation; il refusa le tribut accoutumé; enfin, en 1768, il battit monnaie à son propre coin79. La Porte ne vit pas sans indignation ces atteintes à son autorité; mais pour les réprimer il eût fallu une guerre ouverte, et les circonstances n'étaient pas favorables. L'Arabe Dâher, établi dans Acre, tenait en échec la Syrie; et le divan de Constantinople, occupé des affaires de la Pologne et des prétentions des Russes, n'avait d'attention que pour le Nord. On tenta la voie usitée des capidjis; mais le poison ou le poignard surent toujours prévenir le cordon qu'ils portaient. Ali-bek, profitant des circonstances, poussa de plus en plus ses entreprises et ses succès. Depuis plusieurs années, une partie du Saïd était occupée par des chaiks arabes peu soumis. L'un d'eux, nommé Hammâm, y formait une puissance capable d'inquiéter. Ali commença par se délivrer de ce souci, et sous prétexte que ce chaik recélait un dépôt confié par Ybrahim Kiâya, et qu'il accueillait des rebelles, il envoya contre lui, en 1769, un corps, de Mamlouks commandé par son favori Mohammad-bek qui détruisit en une seule journée Hammâm et sa puissance.

      La fin de cette même année vit une autre expédition dont les suites devaient rejaillir jusque sur l'Europe. Ali-bek arma des vaisseaux à Suez, et les chargeant de Mamlouks, il ordonna au bek Hasan d'aller occuper Djedda, port de la Mekke, pendant qu'un corps de cavalerie, sous la conduite de Mohammad-bek, marcha par terre à la Mekke même, qui fut prise sans coup férir et livrée au pillage. Son dessein était de faire de Djedda l'entrepôt du commerce de l'Inde; et ce projet suggéré par un jeune négociant vénitien80 admis à sa confiance, devait faire abandonner le trajet par le cap de Bonne-Espérance, et lui substituer l'ancienne route de la Méditerranée et de la mer Rouge. Mais, sans parler du revers qui termina cette entreprise81, la suite des faits a prouvé qu'on s'était trop pressé, et qu'avant d'introduire l'or dans un pays, il faut y établir des lois.

      Cependant Ali-bek, vainqueur

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<p>76</p>

Les corps militaires des janissaires, azâbs, etc., étaient commandés par des kiâyas, qui, après un an d'exercice, se démettaient de leur emploi, et devenaient vétérans, avec voix au diouân.

<p>77</p>

J'avais depuis long-temps rédigé cet article, lorsque Savary a publié deux nouveaux volumes sur l'Égypte, dans l'un desquels se trouve la vie de ce même Ali-bek. Je comptais y trouver des récits propres à vérifier ou à redresser les miens; mais quel a été mon étonnement de voir que nous n'avons presque rien de commun! Cette diversité m'a été d'autant plus désagréable, que déja ne m'étant pas trouvé du même avis sur d'autres objets, il pourra sembler à bien des lecteurs que je prends à tâche de contrarier ce voyageur. Mais, outre que je ne connais point la personne de Savary, je proteste que de telles partialités n'entrent point dans mon caractère. Par quel accident arrive-t-il donc qu'ayant été sur les mêmes lieux, ayant dû voir les mêmes témoins, nos récits soient si divers? J'avoue que je n'en vois pas bien la raison: tout ce que je puis assurer, c'est que pendant 6 mois que j'ai vécu au Kaire, j'ai interrogé avec soin ceux de nos négociants et des marchands chrétiens à qui une longue résidence et un esprit sage m'ont paru donner un témoignage plus authentique. Je les ai trouvés d'accord sur les faits principaux, et j'ai eu l'avantage d'entendre confirmer leurs récits par un négociant vénitien (C. Rosetti), qui a été l'un des conseillers intimes d'Ali-bek, et le promoteur de ses liaisons avec les Russes, et de ses projets sur le commerce de l'Inde. Dans la Syrie, j'ai trouvé une foule de témoins oculaires des événements communs au chaik Dâher et à Ali-bek, et j'ai pu juger du degré d'instruction de mes auteurs d'Égypte. Pendant huit mois que j'ai demeuré chez les Druzes, j'ai appris de l'évêque d'Alep, alors évêque d'Acre, mille particularités d'autant plus certaines, que le ministre de Dâher, Ibrahim-Sabbâr, était fréquemment dans sa maison. En Palestine, j'ai vécu avec des chrétiens et des musulmans qui ont commandé des troupes de Dâher, fait le premier siége de Yâfa avec Ali-bek, et soutenu le second contre Mohammad-bek. J'ai vu les lieux, j'ai entendu les témoins; j'ai reçu des notes historiques de l'agent de Venise à Yâfa, qui a essuyé sa part de tous les troubles. Voilà les matériaux sur lesquels j'ai rédigé ma narration. Ce n'est pas que je n'aie trouvé quelques variantes de circonstances: quels faits n'en ont pas? La bataille de Fontenoi n'a-t-elle pas dix versions différentes? Il suffit d'obtenir les principaux résultats, d'admettre les plus grandes probabilités, et j'ai pu apprendre par moi-même, en cette occasion, combien la stricte vérité des faits historiques est difficile à établir.

Ce n'est pas non plus que je n'aie entendu quelques-uns des récits de Savary; et lui-même ne peut être taxé de les avoir imaginés; car sa narration est, mot pour mot, celle d'un livre anglais imprimé en 1783, et intitulé Précis de la révolte d'Ali-bek*, quoiqu'il n'y ait que quarante pages consacrées à ce sujet, et que le reste ne traite que de lieux communs, de mœurs et de géographie. J'étais au Kaire lorsque les papiers publics rendirent compte de cet ouvrage; et je me rappelle bien que lorsque nos négociants entendirent parler d'une Marie, femme d'Ali-bek; d'un Grec Dâoud, père de ce commandant; d'une reconnaissance comme celle de Joseph, ils se regardèrent avec étonnement, et finirent par rire des contes qu'on faisait en Europe. Ainsi le facteur anglais, qui était en Égypte en 1771, a beau réclamer l'autorité du kiâya d'Ali-bek et d'une foule de beks qu'il a consultés sans savoir l'arabe, on ne peut le regarder comme bien instruit. Je le suspecte d'autant plus d'erreur, qu'il débute par une faute impardonnable, en disant que le pays d'Abaza est la même chose qu'Amasée, puisque l'un est une contrée du Caucase, en tirant vers le Kuban, et l'autre une ville de l'ancienne Cappadoce ou Natolie moderne.

* An account of the history of the revolt of Ali-bek, etc. London, 1783, 1 vol. in-8º.

<p>78</p>

Les Turks estiment en premier lieu les esclaves Tchercasses ou Circassiens, puis les Abazans; 3º les Mingreliens; 4º les Géorgiens; 5º les Russes et les Polonais; 6º les Hongrois et les Allemands; 7º les Noirs; et enfin les derniers de tous sont les Espagnols, les Maltais et autres Francs, qu'ils déprisent comme étant ivrognes, débauchés, mutins et de peu de travail.

<p>79</p>

Lors de sa ruine, ses piastres perdirent vingt pour cent, parce qu'on prétendit qu'elles étaient surchargées d'alliage. Un négociant en fit passer 10,000 à Marseille, et elles rendirent à la fonte un bénéfice assez considérable.

<p>80</p>

C. Rosetti; son frère Balthasar Rosetti devait être douanier de Djedda.

<p>81</p>

Peu après, les habitants de la Mekke chassèrent les Mamlouks du port et de la ville, et rétablirent le chérif que l'on avait dépossédé.