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à Paris en 1584 par Gabriel Chappuys. Mais l'exactitude avec laquelle Shakspeare s'est conformé au récit italien, jusque dans les moindres détails, me porte à croire qu'il a fait usage de quelque traduction anglaise plus littérale.

      PERSONNAGES

      LE DUC DE VENISE.

      BRABANTIO, sénateur.

      GRATIANO, frère de Brabantio.

      LODOVICO, parent de Brabantio.

      OTHELLO, le More.

      CASSIO, lieutenant d'Othello.

      JAGO, enseigne d'Othello.

      RODERIGO, gentilhomme vénitien.

      MONTANO, prédécesseur d'Othello dans le gouvernement de l'île de Chypre.

      UN BOUFFON au service d'Othello.

      UN HÉRAUT.

      DESDÉMONA, fille de Brabantio, et femme d'Othello.

      ÉMILIA, femme du Jago.

      BIANCA, courtisane, maîtresse de Cassio.

      SÉNATEURS, OFFICIERS, MESSAGERS, MUSICIENS, MATELOTS ET SUITE.

      La scène, au premier acte, est à Venise; pendant le reste de la pièce elle est dans un port de mer, dans l'île de Chypre.

      ACTE PREMIER

      SCÈNE I

Venise. – Une rue Entrent RODERIGO et JAGO

      RODERIGO. – Allons, ne m'en parle jamais! Je trouve très-mauvais que toi, Jago, qui as disposé de ma bourse comme si les cordons en étaient dans tes mains, tu aies eu connaissance de cela.

      JAGO. – Au diable! mais vous ne voulez pas m'entendre. Si jamais j'ai eu le moindre soupçon de cette affaire, haïssez-moi.

      RODERIGO. – Tu m'avais dit que tu le détestais.

      JAGO. – Méprisez-moi, si cela n'est pas. Trois grands personnages de la ville, le sollicitant en personne pour qu'il me fît lieutenant, lui ont souvent ôté leur chapeau; et foi d'homme, je sais ce que je vaux, je ne vaux pas moins qu'un tel emploi: mais lui, qui n'aime que son orgueil et ses idées, il les a payés de phrases pompeuses, horriblement hérissées de termes de guerre, et finalement il a éconduit mes protecteurs: «Je vous le proteste, leur a-t-il dit, j'ai déjà choisi mon officier.» Et qui était-ce? Vraiment un grand calculateur, un Michel Cassio, un Florentin, un garçon prêt à se damner pour une belle femme, qui n'a jamais manoeuvré un escadron sur le champ de bataille, qui ne connaît pas plus qu'une vieille fille la conduite d'une bataille; mais savant, le livre en main, dans la théorie que nos sénateurs en toge discuteraient aussi bien que lui. Pur bavardage sans pratique, c'est là tout son talent militaire. Voilà l'homme sur qui est tombé le choix du More; et moi, que ses yeux ont vu à l'épreuve à Rhodes, en Chypre, et sur d'autres terres chrétiennes et infidèles, je me vois rebuté et payé par ces paroles: «Je sais ce que je vous dois; prenez patience, je m'acquitterai un jour!» C'est cet autre qui, dans les bons jours, sera son lieutenant; et moi (Dieu me bénisse!), je reste l'enseigne de sa moresque seigneurie.

      RODERIGO. – Par le ciel! j'aurais mieux aimé être son bourreau.

      JAGO – Mais à cela nul remède. Tel est le malheur du service. La promotion suit la recommandation et la faveur; elle ne se règle plus par l'ancienne gradation, lorsque le second était toujours héritier du premier. Maintenant, seigneur, jugez vous-même si j'ai la moindre raison d'aimer le More.

      RODERIGO. – En ce cas, je ne resterais pas à son service.

      JAGO. – Seigneur, rassurez-vous. Je le sers pour me servir moi-même contre lui. Nous ne pouvons tous être maîtres, et tous les maîtres ne peuvent être fidèlement servis. Vous trouverez beaucoup de serviteurs soumis, rampants, qui, passionnés pour leur propre servitude, usent leur vie comme l'âne de leur maître, seulement pour la nourriture de la journée. Quand ils sont vieux on les casse aux gages. Châtiez-moi ces honnêtes esclaves. Il en est d'autres qui, revêtus des formes et des apparences du dévouement, tiennent au fond toujours leur coeur à leur service. Ils ne donnent à leurs seigneurs que des démonstrations de zèle, prospèrent à leurs dépens; et dès qu'ils ont mis une bonne doublure à leurs habits, ce n'est plus qu'à eux-mêmes qu'ils rendent hommage. Ceux-là ont un peu d'âme, et je professe d'en être; car, seigneur, aussi vrai que vous êtes Roderigo, si j'étais le More, je ne voudrais pas être Jago. En le servant, je ne sers que moi, et le ciel m'est témoin que je ne le fais ni par amour, ni par dévouement, mais, sous ce masque, pour mon propre intérêt. Quand mon action visible et mes compliments extérieurs témoigneront au vrai la disposition naturelle et le dedans de mon âme, attendez-vous à me voir bientôt porter mon coeur sur la main, pour le donner à becqueter aux corneilles. Non, je ne suis pas ce que je suis.

      RODERIGO. – Quelle bonne fortune pour ce More aux lèvres épaisses, s'il réussit de la sorte dans son dessein!

      JAGO. – Appelez son père; éveillez-le; faites poursuivre le More, empoisonnez sa joie; dénoncez-le dans les rues; excitez les parents de la jeune fille; au sein du paradis où le More repose, tourmentez-le par des mouches; et quoiqu'il jouisse du bonheur, mêlez-y de telles inquiétudes que sa joie en soit troublée et décolorée.

      RODERIGO. – Voici la maison de son père; je vais l'appeler à haute voix.

      JAGO. – Appelez avec des accents de crainte et des hurlements de terreur, comme il arrive quand on découvre l'incendie que la négligence et la nuit ont laissé se glisser au sein des cités populeuses.

      RODERIGO. – Holà, holà, Brabantio! seigneur Brabantio! holà!

      JAGO. – Éveillez-vous: holà, Brabantio! des voleurs! des voleurs! voyez à votre maison, à votre fille, à vos coffres! au voleur! au voleur!

      BRABANTIO, à la fenêtre. – Et quelle est donc la cause de ces effrayantes clameurs? Qu'y a-t-il?

      RODERIGO. – Seigneur, tout votre monde est-il chez vous?

      JAGO. – Vos portes sont-elles bien fermées?

      BRABANTIO. – Comment, pourquoi me demandez-vous cela?

      JAGO. – Par Dieu, seigneur, vous êtes volé: pour votre honneur passez votre robe: votre coeur est frappé; vous avez perdu la moitié de votre âme: en ce moment, à l'heure même, un vieux bélier noir ravit votre brebis blanche. Levez-vous, hâtez-vous, réveillez au son de la cloche les citoyens qui ronflent; ou le diable va cette nuit faire de vous un grand-père. Debout, vous dis-je.

      BRABANTIO. – Quoi donc, avez-vous perdu l'esprit?

      RODERIGO. – Vénérable seigneur, reconnaissez-vous ma voix?

      BRABANTIO. – Moi, non. Qui êtes-vous?

      RODERIGO. – Je m'appelle Roderigo.

      BRABANTIO. – Tu n'en es que plus mal venu. Déjà je t'ai défendu de rôder autour de ma porte. Je t'ai franchement déclaré que ma fille n'est pas pour toi: et aujourd'hui dans ta folie, encore plein de ton souper, et échauffé de boissons enivrantes, tu viens me braver méchamment et troubler mon sommeil!

      RODERIGO. – Seigneur, seigneur, seigneur…

      BRABANTIO. – Mais tu peux être bien sûr que j'ai assez de pouvoir pour te faire repentir de ceci.

      RODERIGO. – Modérez-vous, seigneur.

      BRABANTIO. – Que me parles-tu de vol? C'est ici Venise: ma maison n'est pas une grange isolée.

      RODERIGO. – Puissant Brabantio, c'est avec une âme droite et pure que je viens à vous…

      JAGO. – Parbleu, seigneur, vous êtes un de ces hommes qui ne veulent pas servir Dieu quand c'est Satan qui le leur commande. Parce que nous venons vous rendre service, vous nous prenez pour des bandits. Vous voulez donc voir votre fille associée à un cheval de Barbarie2? Vous voulez donc que vos petits-enfants hennissent après vous? vous voulez avoir des coursiers pour cousins et

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<p>2</p>

Covered with a Barbary horse.