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Othello

      NOTICE SUR OTHELLO

      «Il y avait jadis à Venise un More très-vaillant que sa bravoure et les preuves de prudence et d'habileté qu'il avait données à la guerre avaient rendu cher aux seigneurs de la république… Il advint qu'une vertueuse dame d'une merveilleuse beauté, nommée Disdémona, séduite, non par de secrets désirs, mais par la vertu du More, s'éprit de lui, et que lui à son tour, vaincu par la beauté et les nobles sentiments de la dame, s'enflamma également pour elle. L'amour leur fut si favorable qu'ils s'unirent par le mariage, bien que les parents de la dame fissent tout ce qui était en leur pouvoir pour qu'elle prît un autre époux. Tant qu'ils demeurèrent à Venise, ils vécurent ensemble dans un si parfait accord et un repos si doux que jamais il n'y eut entre eux, je ne dirai pas la moindre chose, mais la moindre parole qui ne fût d'amour. Il arriva que les seigneurs vénitiens changèrent la garnison qu'ils tenaient dans Chypre, et choisirent le More pour capitaine des troupes qu'ils y envoyaient. Celui-ci, bien que fort content de l'honneur qui lui était offert, sentait diminuer sa joie en pensant à la longueur et à la difficulté du voyage… Disdémona, voyant le More troublé, s'en affligeait, et, n'en devinant pas la cause, elle lui dit un jour pendant leur repas: – Cher More, pourquoi, après l'honneur que vous avez reçu de la Seigneurie, paraissez-vous si triste? – Ce qui trouble ma joie, répondit le More, c'est l'amour que je te porte; car je vois qu'il faut que je t'emmène avec moi affronter les périls de la mer, ou que je te laisse à Venise. Le premier parti m'est douloureux, car toutes les fatigues que tu auras à éprouver, tous les périls qui surviendront me rempliront de tourment; le second m'est insupportable, car me séparer de toi, c'est me séparer de ma vie. – Cher mari, que signifient toutes ces pensées qui vous agitent le coeur? Je veux venir avec vous partout où vous irez. S'il fallait traverser le feu en chemise, je le ferais. Qu'est-ce donc que d'aller avec vous par mer, sur un vaisseau solide et bien équipé? – Le More charmé jeta ses bras autour du cou de sa femme, et avec un tendre baiser lui dit: Que Dieu nous conserve longtemps, ma chère, avec un tel amour! – et ils partirent et arrivèrent à Chypre après la navigation la plus heureuse.

      «Le More avait avec lui un enseigne d'une très-belle figure, mais de la nature la plus scélérate qu'il y ait jamais eu au monde…e méchant homme avait aussi amené à Chypre sa femme, qui était belle et honnête; et, comme elle était italienne, elle était chère à la femme du More, et elles passaient ensemble la plus grande partie du jour. De la même expédition était un officier fort aimé du More; il allait très-souvent dans la maison du More, et prenait ses repas avec lui et sa femme. La dame, qui le savait très-agréable à son mari, lui donnait beaucoup de marques de bienveillance, ce dont le More était très-satisfait. Le méchant enseigne ne tenant compte ni de la fidélité qu'il avait jurée à sa femme, ni de l'amitié, ni de la reconnaissance qu'il devait au More, devint violemment amoureux de Disdémona, et tenta toutes sortes de moyens pour lui faire connaître et partager son amour…ais elle, qui n'avait dans sa pensée que le More, ne faisait pas plus d'attention aux démarches de l'enseigne que s'il ne les eût pas faites… Celui-ci s'imagina qu'elle était éprise de l'officier… L'amour qu'il portait à la dame se changea en une terrible haine, et il se mit à chercher comment il pourrait, après s'être débarrassé de l'officier, posséder la dame, ou empêcher du moins que le More ne la possédât; et, machinant dans sa pensée mille choses toutes infâmes et scélérates, il résolut d'accuser Disdémona d'adultère auprès de son mari, et de faire croire à ce dernier que l'officier était son complice… Cela était difficile, et il fallait une occasion… Peu de temps après, l'officier ayant frappé de son épée un soldat en sentinelle, le More lui ôta son emploi. Disdémona en fut affligée et chercha plusieurs fois à le réconcilier avec son mari. Le More dit un jour à l'enseigne que sa femme le tourmentait tellement pour l'officier qu'il finirait par le reprendre. – Peut-être, dit le perfide, que Disdémona a ses raisons pour le voir avec plaisir. – Et pourquoi, reprit le More? – Je ne veux pas mettre la main entre le mari et la femme; mais si vous tenez vos yeux ouverts, vous verrez vous-même. – Et quelques efforts que fît le More, il ne voulut pas en dire davantage1

      Le romancier continue et raconte toutes les pratiques du perfide enseigne pour convaincre Othello de l'infidélité de Desdémona. Il n'est pas, dans la tragédie de Shakspeare, un détail qui ne se retrouve dans la nouvelle de Cinthio: le mouchoir de Desdémona, ce mouchoir précieux que le More tenait de sa mère, et qu'il avait donné à sa femme pendant leurs premières amours; la manière dont l'enseigne s'en empare, et le fait trouver chez l'officier qu'il veut perdre; l'insistance du More auprès de Desdémona pour ravoir ce mouchoir, et le trouble où la jette sa perte; la conversation artificieuse de l'enseigne avec l'officier, à laquelle assiste de loin le More, et où il croit entendre tout ce qu'il craint; le complot du More trompé et du scélérat qui l'abuse pour assassiner l'officier; le coup que l'enseigne porte par derrière à celui-ci, et qui lui casse la jambe; enfin tous les faits, considérables ou non, sur lesquels reposent successivement toutes les scènes de la pièce, ont été fournis au poëte par le romancier, qui en avait sans doute ajouté un grand nombre à la tradition historique qu'il avait recueillie. Le dénoûment seul diffère; dans la nouvelle, le More et l'enseigne assomment ensemble Desdémona pendant la nuit, font écrouler ensuite sur le lit où elle dormait le plafond de la chambre, et disent qu'elle a été écrasée par cet accident. On en ignore quelque temps la vraie cause. Bientôt le More prend l'enseigne en aversion, et le renvoie de son armée. Une autre aventure porte l'enseigne, de retour à Venise, à accuser le More du meurtre de sa femme. Ramené à Venise, le More est mis à la question et nie tout; il est banni, et les parents de Desdémona le font assassiner dans son exil. Un nouveau crime fait arrêter l'enseigne, et il meurt brisé par les tortures. «La femme de l'enseigne, dit Giraldi Cinthio, qui avait tout su, a tout rapporté, depuis la mort de son mari, comme je viens de le raconter.»

      Il est clair que ce dénoûment ne pouvait convenir à la scène; Shakspeare l'a changé parce qu'il le fallait absolument. Du reste il a tout conservé, tout reproduit; et non-seulement il n'a rien omis, mais il n'a rien ajouté; il semble n'avoir attaché aux faits mêmes presque aucune importance; il les a pris comme ils se sont offerts, sans se donner la peine d'inventer le moindre ressort, d'altérer le plus petit incident.

      Il a tout créé cependant; car, dans ces faits si exactement empruntés à autrui, il a mis la vie qui n'y était point. Le récit de Giraldi Cinthio est complet; rien de ce qui semble essentiel à l'intérêt d'une narration n'y manque; situations, incidents, développement progressif de l'événement principal, cette construction, pour ainsi dire extérieure et matérielle, d'une aventure pathétique et singulière, s'y rencontre toute dressée; quelques-unes des conversations ne sont même pas dépourvues d'une simplicité naïve et touchante. Mais le génie qui, à cette scène, fournit des acteurs, qui crée des individus, impose à chacun d'eux une figure, un caractère, qui fait voir leurs actions, entendre leurs paroles, pressentir leurs pensées, pénétrer leur sentiments; cette puissance vivifiante qui ordonne aux faits de se lever, de marcher, de se déployer, de s'accomplir; ce souffle créateur qui, se répandant sur le passé, le ressuscite et le remplit en quelque sorte d'une vie présente et impérissable; c'est là ce que Shakspeare possédait seul; et c'est avec quoi, d'une nouvelle oubliée, il a fait Othello.

      Tout subsiste en effet et tout est changé. Ce n'est plus un More, un officier, un enseigne, une femme, victime de la jalousie et de la trahison. C'est Othello, Cassio, Jago, Desdémona, êtres réels et vivants, qui ne ressemblent à aucun autre, qui se présentent en chair et en os devant le spectateur, enlacés tous dans les liens d'une situation commune, emportés tous par le même événement, mais ayant chacun sa nature personnelle, sa physionomie distincte, concourant chacun à l'effet général par des idées, des sentiments, des actes qui lui sont propres et qui découlent de son individualité. Ce n'est point le fait, ce n'est point la situation qui a dominé le poëte et où il a cherché tous ses moyens de saisir et d'émouvoir. La situation lui a paru posséder les conditions d'une grande scène dramatique; le fait l'a frappé comme un cadre heureux où pouvait venir se placer la vie. Soudain il a enfanté des êtres complets en eux-mêmes, animés et tragiques indépendamment de toute situation particulière et de tout fait déterminé; il les a enfantés capables de sentir et de déployer, sous nos yeux, tout ce que pouvait faire éprouver et produire à la nature humaine l'événement spécial au sein duquel ils allaient se mouvoir; et il les a lancés dans cet événement, bien sûr qu'à chaque circonstance qui lui serait fournie par le récit,

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Hecatommythi ovvero cento novelle di G. – B. Giraldi Cinthio part. I, décad. III, nov. 7, pages 313-321; édition de Venise, 1508.