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Ouverture d'Otello.

      Le salon de Barbaja était rempli de célébrités musicales au moment où il reçut le premier envoi de son prisonnier. On se mit sur-le-champ au piano, on déchiffra le nouveau chef-d'oeuvre, et on conclut que Rossini n'était pas un homme, et que, semblable à Dieu, il créait sans travail et sans effort, par le seul acte de sa volonté. Barbaja, que le bonheur rendait presque fou, arracha le morceau des mains des admirateurs et l'envoya à la copisterie. Le lendemain il reçut un nouveau cahier sur lequel on lisait: Le premier acte d'Otello; ce nouveau cahier fut envoyé également aux copistes, qui s'acquittaient de leur devoir avec cette obéissance muette et passive à laquelle Barbaja les avait habitués. Au bout de trois jours, la partition d'Otello avait été livrée et copiée.

      L'impresario ne se possédait pas de joie; il se jeta au cou de Rossini, lui fit les excuses les plus touchantes et les plus sincères pour le stratagème qu'il avait été forcé d'employer, et le pria d'achever son oeuvre en assistant aux répétitions.

      – Je passerai moi-même chez les artistes, répondit Rossini d'un ton dégagé, et je leur ferai répéter leur rôle. Quant à ces messieurs de l'orchestre, j'aurai l'honneur de les recevoir chez moi!

      – Eh bien! mon cher, tu peux t'entendre avec eux. Ma présence n'est pas nécessaire, et j'admirerai ton chef-d'oeuvre à la répétition générale. Encore une fois, je te prie de me pardonner la manière dont j'ai agi.

      – Pas un mot de plus sur cela, ou je me fâche.

      – Ainsi, à la répétition générale?

      – A la répétition générale.

      Le jour de la répétition générale arriva enfin: c'était la veille de ce fameux 30 mai qui avait coûté tant de transes à Barbaja. Les chanteurs étaient à leur poste, les musiciens prirent place à l'orchestre, Rossini s'assit au piano.

      Quelques dames élégantes et quelques hommes privilégiés occupaient les loges d'avant-scène. Barbaja, radieux et triomphant, se frottait les mains et se promenait en sifflotant sur son théâtre.

      On joua d'abord l'ouverture. Des applaudissemens frénétiques ébranlèrent les voûtes de Saint-Charles. Rossini se leva et salua.

      – Bravo! cria Barbaja. Passons à la cavatine du ténor.

      Rossini se rassit à son piano, tout le monde fit silence, le premier violon leva l'archet, et on recommença à jouer l'ouverture. Les mêmes applaudissemens, plus enthousiastes encore, s'il était possible, éclatèrent à la fin du morceau.

      Rossini se leva et salua.

      – Bravo! bravo! répéta Barbaja. Passons maintenant à la cavatine.

      L'orchestre se mit à jouer pour la troisième fois l'ouverture.

      – Ah ça! s'écria Barbaja exaspéré, tout cela est charmant, mais nous n'avons pas le temps de rester là jusqu'à demain. Arrivez à la cavatine.

      Mais, malgré l'injonction de l'imprésario, l'orchestre n'en continuât pas moins la même ouverture. Barbaja s'élança sur le premier violon, et, le prenant au collet, lui cria à l'oreille:

      – Mais que diable avez-vous donc à jouer la même chose depuis une heure?

      – Dame! dit le violon avec un flegme qui eût fait honneur à un Allemand, nous jouons ce qu'on nous a donné.

      – Mais tournez donc le feuillet, imbéciles!

      – Nous avons beau tourner, il n'y a que l'ouverture.

      – Comment! il n'y a que l'ouverture! s'écria l'impresario en pâlissant: c'est donc une atroce mystification?

      Rossini se leva et salua.

      Mais Barbaja était retombé sur un fauteuil sans mouvement. La prima donna, le ténor, tout le monde s'empressait autour de lui. Un moment on le crut frappé par une apoplexie foudroyante.

      Rossini, désolé que la plaisanterie prit une tournure aussi sérieuse, s'approche de lui avec une réelle inquiétude.

      Mais à sa vue, Barbaja, bondissant comme un lion, se prit à hurler de plus belle.

      – Va-t'en d'ici, traître, ou je me porte à quelque excès!

      – Voyons, voyons, dit Rossini en souriant, n'y a-t-il pas quelque remède?

      – Quel remède, bourreau! C'est demain le jour de la première représentation.

      – Si la prima donna se trouvait indisposée? murmura Rossini tout bas à l'oreille de l'impresario.

      – Impossible, lui répondit celui-ci du même ton; elle ne voudra jamais attirer sur elle la vengeance et les citrons du public.

      – Si vous vouliez la prier un peu?

      – Ce serait inutile. Tu ne connais pas la Colbron.

      – Je vous croyais au mieux avec elle.

      – Raison de plus.

      – Voulez-vous me permettre d'essayer, moi?

      – Fais tout ce que tu voudras; mais je t'avertis que c'est du temps perdu.

      – Peut-être.

      Le jour suivant, on lisait sur l'affiche de Saint-Charles que la première représentation d'Otello était remise par l'indisposition de la prima donna.

      Huit jours après on jouait Otello.

      Le monde entier connaît aujourd'hui cet opéra; nous n'avons rien à ajouter. Huit jours avaient suffi à Rossini pour faire oublier le chef-d'oeuvre de Shakespeare.

      Après la chute du rideau, Barbaja, pleurant d'émotion, cherchait partout le maître pour le presser sur son coeur; mais Rossini, cédant sans doute à cette modestie qui va si bien aux triomphateurs, s'était dérobé à l'ovation de la foule.

      Le lendemain, Domenico Barbaja sonna son souffleur, qui remplissait auprès de lui les fonctions de valet de chambre, impatient qu'il était, le digne imprésario, de présenter à son hôte les félicitations de la veille.

      Le souffleur entra.

      – Va prier Rossini de descendre chez moi, lui dit Barbaja.

      – Rossini est parti, répondit le souffleur.

      – Comment! parti?

      – Parti pour Bologne au point du jour.

      – Parti sans rien me dire!

      – Si fait, monsieur, il vous a laissé ses adieux.

      – Alors va prier la Colbron de me permettre de monter chez elle.

      – La Colbron?

      – Oui, la Colbron; es-tu sourd ce matin?

      – Faites excuse, mais la Colbron est partie.

      – Impossible!

      – Ils sont partis dans la même voiture.

      – La malheureuse! elle me quitte pour devenir la maîtresse de Rossini.

      – Pardon, monsieur, elle est sa femme.

      – Je suis vengé! dit Barbaja.

       VI

      Forcella

      De même que Chiaja est la rue des étrangers et de l'aristocratie, de même que Toledo est la rue des flâneurs et des boutiques, Forcella est la rue des avocats et des plaideurs.

      Cette rue ressemble beaucoup, pour la population qui la parcourt, à la galerie du Palais-de-Justice, à Paris, qu'on appelle salle des Pas-Perdus, si ce n'est que les avocats y sont encore plus loquaces et les plaideurs râpés.

      C'est que les procès durent à Naples trois fois plus long-temps qu'ils ne durent à Paris.

      Le jour où nous la traversions, il y avait encombrement; nous fûmes forcés de descendre de notre corricolo pour continuer notre route à pied, et nous allions à force de coups de coude

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