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Le notaire de Chantilly. Gozlan Léon
Читать онлайн.Название Le notaire de Chantilly
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Gozlan Léon
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
La figure de M. Clavier était toujours pâle. Sa parole était presque tremblante d'embarras.
«J'ai besoin de m'assurer de vous, mon ami, un témoin à décharge qui déposera, après ma mort, contre des accusations terribles dont le contre-coup irait frapper Caroline: elle aussi doit être instruite. Vous l'instruirez. Si elle vous demandait un jour mon histoire, répétez-lui les paroles funèbres que je vais prononcer. Elle en sait déjà quelques-unes qu'elle n'oubliera point.
– Ceci promet, dit tout bas Victor à Léonide. Vous verrez, ma sœur, que notre essai sera heureux.
Léonide posa un doigt sur la bouche de son frère.
M. Clavier poursuivit:
«Mon adolescence fut terne; mon père voulut avoir un avocat dans la famille: je le devins. Après m'être marié, j'exerçai aussitôt ma charge dans un bourg situé aux frontières du Nord. C'était à l'époque où les états-généraux s'assemblèrent sur le vœu des parlements qui leur léguèrent l'alternative d'une banqueroute ou d'une révolution. Né du peuple, j'en partageai l'enthousiasme à ce lever si pur de notre émancipation. Disciple ardent de la philosophie nouvelle, ma conviction fut acquise à ces amis de l'humanité qui, les premiers, parlèrent de rendre la liberté à l'homme, à la pensée. J'avais vingt-quatre ans: jugez si je prêtai une attention passionnée aux discours prononcés aux états-généraux par les hommes de mon sang, de ma caste, par mes frères en esclavage. L'accusé innocent ne suit pas avec plus d'intérêt le plaidoyer de son défenseur. Quoiqu'à cent lieues de Versailles, pas une parole n'était perdue pour moi: je me rendais, la nuit, sous les allées de la petite promenade de notre bourg, et là, l'oreille collée à terre, comme la sentinelle lointaine, j'écoutais les bruits qui venaient du sud. J'imaginais entendre, j'entendais les pas pesants des députés du tiers entrant dans le Jeu-de-Paume; puis me relevant fièrement comme eux, j'enfonçais mon chapeau devant les députés de la noblesse et du clergé: ce que firent les députés de la nation, vous le savez. L'amour ne gonfle pas un cœur avec autant de plénitude que ces tableaux m'élevaient l'âme. En un jour, par l'effet de ce grand spectacle qui se préparait loin de moi, j'étais passé de l'indifférence de l'enfant à la sévérité du citoyen. Toutes mes passions se groupèrent autour d'une seule: celle-là devint formidable: la liberté! Je dus paraître bien ingrat à des amitiés délaissées. On ne me vit plus; je me cachai, j'étudiai, je pensai; ou plutôt je ne cessai d'être à Versailles, le bras tendu, la tête rejetée en arrière, le regard fier, répondant à Mounier: «Oui, je prête le serment de ne jamais me séparer de l'Assemblée, que la Constitution ne soit établie.»
»Rentré en moi-même, je ne tardai pas à m'apercevoir que si je m'isolais de la foule, c'est que mon opinion n'éveillait pas d'écho autour d'elle. Je finis par me convaincre, à de sinistres visages, à des paroles mystérieuses, à une inaction calculée, que j'étais seul à aimer cette opinion, seul à la défendre. Ancienne dépendance d'un seigneur issu de famille étrangère, notre bourg féodal, qui se composait au plus de deux cents habitants, me parut préférer un joug servile au bonheur d'en être délivré par quelques sacrifices. Placé aux extrêmes limites de la France, offrant aux étrangers, à la faveur du voisinage, la facilité de conspirer avec les ennemis de l'intérieur, notre bourg acquérait par la gravité des événements une importance extraordinaire. Je crois encore le voir avec sa colonie d'ouvriers plus allemands que français, avec sa population bâtarde comme toutes celles des frontières; gens conquis mille fois, sans avoir retiré d'autre avantage de la domination impériale et de l'occupation française, que des idées et un langage corrompus comme leurs mœurs. Je me rappelle surtout le vieux château bâti au temps de Charles-le-Téméraire, se dressant sur ses quatre tourelles, et prolongeant ses ailes crénelées aux flancs de notre bourg, qui n'en était que l'avenue, l'humble dépendance. De son balcon, le seigneur pouvait appeler les étrangers à ses fêtes: ils y venaient souvent étaler leurs débauches, et aider le maître à manger ses revenus. Le bourg était alors allemand, et passait de droit à l'empire. Songez, Maurice, à quels périls nous exposait cette fraternité à l'époque où nous vivions. Position militaire des plus redoutables, notre localité pouvait servir de plateau à une armée d'ennemis, de premier échelon pour descendre dans l'intérieur de la France. Et le bourg était sans défense, il était à eux.
»A Paris, on était trop occupé de Paris pour penser à se raffermir du côté des frontières: vous savez en quel état elles furent trouvées quand Luckner eut mission de les défendre. Perdue entre deux vallons, toujours couverte de brume, loin de la grande route, notre localité fut complétement oubliée. Les députés de la nation comptèrent trop d'abord sur une levée universelle de l'opinion à l'appui de leurs principes. Les habitants de beaucoup de villes, ceux du bourg que j'habitais, par exemple, n'envisageaient qu'en tremblant une autre manière d'être gouvernés; ils chérissaient leur obéissance sous un maître qui ne les tyrannisait plus, parce qu'il lui était impossible d'ajouter un anneau de plus à la chaîne. On l'estimait bon, de ce qu'il n'avait plus de méchancetés à commettre. Toute dignité était partie de ces corps battus de génération en génération. Sur leur dos courbé par l'avilissement, le mépris et le fouet avaient fait croûte.
»Oui, mon ami, l'abâtardissement de l'homme en était arrivé à ce point dans beaucoup de villes frontières, comme la nôtre: parce qu'elles avaient, à diverses époques de l'histoire, appartenu à l'Allemagne, elles s'imaginaient n'avoir aucun droit pour faire cause commune avec la France contre d'odieux abus. Comme si jamais le droit naturel qu'ont les peuples d'être libres et de se gouverner était susceptible de périr dans les transactions auxquelles ils n'ont pas souscrit!
»Mais, soit ignorance, soit engourdissement, mes concitoyens ne jugèrent pas que le moment était venu pour eux, non d'être Allemands ou Français, questions pour lesquelles avaient combattu leurs pères dans des guerres moins saintes, mais d'être hommes. J'élevai la voix pour répandre cette vérité: je ne fus pas compris.
»Alors je m'expliquai nettement deux vérités que l'histoire n'avait jamais dégagées pour moi de ses enseignements: l'une, que les temps d'esclavage finissaient quelquefois par être légitimes à force d'abnégation chez ceux qui s'y courbaient; l'autre, que ces temps avaient eu aussi des âmes énergiques qui, comme la mienne, s'étaient découragées dans une lutte inégale.
»Me voilà donc réduit à marcher seul avec mon opinion, rougissant presque de l'avouer, tant le silence qui l'accueillait la colorait d'une teinte paradoxale. On dira un jour l'histoire de la révolution française en province: elle ne sera ni moins curieuse ni moins tragique, ni moins morale surtout que la même histoire éternellement écrite à Paris et pour Paris. Si la torche de la révolution française, – il est superflu de l'avouer, – était Paris, chaque province était le miroir parabolique qui renvoyait des rayons de feu après avoir reçu des rayons de lumière. Revenons à moi. J'aurais mieux aimé combattre pour mon opinion à la lueur des canons, que de la laisser rouiller dans le silence. L'opinion, c'est la vérité; qui la possède doit la dire: c'est la foi: il faut la proclamer; en faire une ceinture pour soi, un drapeau pour les autres.»
Comme Maurice pressentit que, dans ce récit qui l'attachait vivement, sans doute à cause de ses convictions politiques, M. Clavier placerait les événements principaux de sa vie, il se leva pour s'assurer que les portes de communication étaient fermées. Dans cet examen, son visage effleura le drap où s'appuyait la joue attentive de sa femme.
Il retourna à sa place.
«Que j'aurais désiré d'appartenir à ce peuple de Paris qui ne se nourrissait plus que d'enthousiasme, attaché aux grosses lèvres de Mirabeau, parlant tout un jour! A force d'exaltation, je me crus à Paris. Je montais, au Palais-Royal, derrière la chaise de Camille Desmoulins, le brave jeune homme; et, comme lui, applaudi par cent mille mains, je piquais à mon chapeau la feuille d'un arbre, cocarde improvisée, symbole innocent et pur qui, deux jours après, devait passer par le sang et ne plus déteindre. Puis je sonnais le tocsin dans ma tête, j'illuminais mes yeux de l'incendie de Paris, et j'allais, suivi du bruit d'une ville, traînant avec moi des canons, fléchissant sous le poids des piques, jusque sous les murs