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      La clique dorée

      I

      S'il est à Paris une maison bien tenue et d'apparences engageantes, c'est à coup sûr celle qui porte le numéro 23 de la rue Grange-Batelière.

      Dès le seuil, éclate et reluit une propreté hollandaise, méticuleuse, jalouse, presque ridicule en ses recherches.

      Les passants se feraient la barbe dans les cuivres de la porte cochère, les dalles polies au grès étincellent, la pomme de l'escalier resplendit.

      Dans le vestibule, trois ou quatre écriteaux révèlent le caractère du propriétaire et rappellent incessamment les locataires au respect dû au bien d'autrui, alors même qu'on en paye trop chèrement la jouissance.

      «Essuyez vos pieds, s. v. p.!» disent ces écriteaux aux allants et venants; – «il est défendu de cracher dans l'escalier; – l'accès de la maison est interdit aux chiens!..»

      Cependant, cet immeuble tant soigné «jouissait» dans le quartier du plus fâcheux renom.

      Que s'y passait-il de pire qu'ailleurs, qu'au numéro 21, par exemple, ou au numéro 25? Rien, très-probablement; mais les maisons, comme les gens, ont leur destinée.

      Au premier étage, avaient planté leur tente deux familles de rentiers, gens paisibles s'il en fut, aussi simples de mœurs que d'esprit. Un receveur de rentes, quelque peu courtier-marron, avait au deuxième son appartement et ses bureaux. Le troisième était loué à un homme fort riche, un baron, disait-on, qui n'y faisait que de rares et courtes apparitions, préférant, à ce qu'il prétendait, le séjour de ses terres de Saintonge. Un brocanteur, on l'appelait le père Ravinet, encore qu'il n'eût qu'une cinquantaine d'années, moitié marchand de meubles et de curiosités, moitié marchand à la toilette, occupait tout le quatrième, où il entassait les mille objets de ses commerces divers, qu'il achetait à l'Hôtel des Ventes.

      Au cinquième étage, enfin, divisé en quantité de chambres et de cabinets, demeuraient des ménages peu aisés ou des employés, qui, presque tous, décampaient dès l'aurore, pour ne reparaître que le soir, le plus tard possible.

      Le deuxième corps de logis, desservi par l'escalier de service, était peut-être moins honorablement habité, – mais les petits logements sont si difficiles à louer!..

      Quoi qu'il en soit, il rejaillissait quelque chose de la mauvaise renommée de la maison sur tous les locataires. Pas un n'eût trouvé seulement cent sous de crédit chez les fournisseurs du quartier.

      Mais les plus compromis, à tort ou à raison, étaient les concierges, le sieur Chevassat et son épouse. Leurs «collègues» de la rue les évitaient, et il courait à leur propos nombre d'histoires des moins édifiantes.

      Le sieur Chevassat «avait de quoi,» pensait-on, mais on l'accusait de prêter ses écus à la petite semaine et d'en tirer jusqu'à cent pour cent par mois. Il était encore, assurait-on, l'homme de paille de deux de ses locataires, le brocanteur et le receveur de rentes, et se chargeait, pour leur compte, de l'exécution des pauvres débiteurs en retard.

      Les imputations dont on chargeait la Chevassat étaient bien autrement graves. On la garantissait prête à tout pour de l'argent et habituée à favoriser ou même à provoquer la mauvaise conduite des femmes qui habitaient sa maison.

      Les Chevassat, ajoutait-on, avaient été établis, autrefois, au faubourg Saint-Honoré, et y avaient fait de mauvaises affaires.

      On contait aussi qu'ils avaient un fils nommé Justin, beau garçon de trente-cinq ans, lancé dans le plus grand monde, qu'ils adoraient bien qu'il rougit d'eux et les méprisât, et qui venait les visiter de nuit, quand il avait besoin d'argent… Personne, il est vrai, ne le connaissait, ce fils, personne, jamais, ne l'avait vu…

      Les Chevassat, eux, haussaient les épaules, soucieux seulement de bien vivre, disant qu'on serait fou de s'inquiéter de l'opinion du monde, quand on a sa conscience pour soi et qu'on ne doit rien à personne.

      Cependant, vers la fin du mois de décembre dernier, un samedi soir, sur les cinq heures, les Chevassat allaient se mettre à table, quand le brocanteur du quatrième, le père Ravinet, se précipita dans leur loge comme un tourbillon.

      C'était un homme de taille moyenne, scrupuleusement rasé, dont les petits yeux d'un jaune clair brillaient d'un éclat inquiétant sous d'épais sourcils en broussaille. Bien qu'habitant Paris depuis des années, il était vêtu en «monsieur de campagne,» portant gilet de soie à fleurs voyantes et longue lévite droite à grand collet.

      – Vite, Chevassat, s'écria-t-il d'une voix troublée, prenez votre lampe et suivez-moi; il est arrivé quelque malheur là-haut!

      L'émotion du brocanteur – il passait pour ne se pas émouvoir aisément – devait, bien plus que ses paroles, effrayer les époux Chevassat.

      – Un malheur! gémit la femme, il ne manquerait plus que cela! Mais enfin qu'arrive-t-il, cher monsieur Ravinet?

      – Eh! le sais-je!.. Il n'y a qu'un instant, je sortais de chez moi, quand j'entends comme le râle d'un agonisant… Cela venait du cinquième. Naturellement, je monte quelques marches, prêtant l'oreille… Silence complet; plus rien. Je redescendais, croyant m'être trompé, quand arrive jusqu'à moi un gémissement, un sanglot, je ne sais trop comment vous expliquer cela, mais on aurait juré le dernier soupir d'une personne qui souffre horriblement et qui rend l'âme…

      – Et alors?

      – Alors, vite je suis venu vous prévenir et vous chercher… Je ne puis rien garantir, bien entendu, mais il me semble, je parierais que j'ai reconnu la voix de cette jolie jeune fille qui demeure là-haut, Mlle Henriette… Allons, venez-vous?..

      Mais les concierges ne bougèrent pas.

      – Mlle Henriette n'est pas chez elle, déclara froidement la Chevassat, et quand elle est sortie ce tantôt, elle m'a dit qu'elle ne rentrerait pas avant neuf heures… Ainsi, cher monsieur Ravinet, vous vous serez trompé, les oreilles vous auront tinté…

      – Non, je suis sûr que non!.. Mais n'importe, il faut aller voir.

      Durant cette explication, la porte de la loge n'avait pas été refermée, et plusieurs locataires qui traversaient le vestibule, entendant la voix du brocanteur et les exclamations de la portière, s'étaient arrêtés et écoutaient…

      – Oui, il faut aller voir! insistèrent-ils.

      La volonté générale se manifestant ainsi impérieusement, le sieur Chevassat n'osa élever aucune objection nouvelle.

      – Marchons donc, puisque vous le voulez, soupira-t-il.

      Et s'armant de sa lampe, il s'engagea dans l'escalier, suivi du brocanteur, de son épouse et de cinq ou six personnes.

      Les pas de tout ce monde ébranlaient les marches, et d'étage en étage les locataires entre-bâillaient leur porte pour savoir d'où venait tant de bruit. Et presque tous, en apprenant qu'il y avait peut-être quelque chose, s'empressaient de monter.

      Si bien que le sieur Chevassat avait une douzaine de curieux derrière lui quand il s'arrêta, pour souffler, sur le palier du cinquième étage.

      La porte de la chambre de Mlle Henriette était la première du couloir de gauche, il y frappa doucement d'abord et du bout du doigt, puis plus violemment, puis enfin de toutes ses forces, à grands coups de poing et jusqu'à ébranler les cloisons de tout l'étage.

      Et entre chaque coup:

      – Mademoiselle Henriette, criait-il, mademoiselle Henriette, on vous demande!..

      Rien, pas de réponse.

      – Ah! fit-il d'un air niaisement triomphant, vous voyez bien!..

      Mais, pendant que frappait le concierge, M. Ravinet s'était agenouillé devant la porte, s'efforçant de l'écarter de l'huisserie, appliquant tour à tour l'œil et l'oreille au trou de la serrure et aux fentes.

      Tout à coup il se redressa blême.

      – C'est que c'est fini, cria-t-il, c'est que nous arrivons trop tard!..

      Et comme un murmure de doute s'élevait:

      – Vous n'avez donc pas de nez! ajouta-t-il, furieux, vous ne sentez donc pas cette abominable

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