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      Actes et Paroles, Volume 1

      LE DROIT ET LA LOI

      I

      Toute l'eloquence humaine dans toutes les assemblees de tous les peuples et de tous les temps peut se resumer en ceci: la querelle du droit contre la loi. Cette querelle, et c'est la tout le phenomene du progres, tend de plus en plus a decroitre. Le jour ou elle cessera, la civilisation touchera a son apogee, la jonction sera faite entre ce qui doit etre et ce qui est, la tribune politique se transformera en tribune scientifique; fin des surprises, fin des calamites et des catastrophes; on aura double le cap des tempetes; il n'y aura pour ainsi dire plus d'evenements; la societe se developpera majestueusement selon la nature; la quantite d'eternite possible a la terre se melera aux faits humains et les apaisera.

      Plus de disputes, plus de fictions, plus de parasitismes; ce sera le regne paisible de l'incontestable; on ne fera plus les lois, on les constatera; les lois seront des axiomes, on ne met pas aux voix deux et deux font quatre, le binome de Newton ne depend pas d'une majorite, il y a une geometrie sociale; on sera gouverne par l'evidence; le code sera honnete, direct, clair; ce n'est pas pour rien qu'on appelle la vertu la droiture; cette rigidite fait partie de la liberte; elle n'exclut en rien l'inspiration, les souffles et les rayons sont rectilignes. L'humanite a deux poles, le vrai et le beau; elle sera regie, dans l'un par l'exact, dans l'autre par l'ideal. Grace a l'instruction substituee a la guerre, le suffrage universel arrivera a ce degre de discernement qu'il saura choisir les esprits; on aura pour parlement le concile permanent des intelligences; l'institut sera le senat. La Convention, en creant l'institut, avait la vision, confuse, mais profonde, de l'avenir.

      Cette societe de l'avenir sera superbe et tranquille. Aux batailles succederont les decouvertes; les peuples ne conquerront plus, ils grandiront et s'eclaireront; on ne sera plus des guerriers, on sera des travailleurs; on trouvera, on construira, on inventera; exterminer ne sera plus une gloire. Ce sera le remplacement des tueurs par les createurs. La civilisation qui etait toute d'action sera toute de pensee; la vie publique se composera de l'etude du vrai et de la production du beau; les chefs-d'oeuvre seront les incidents; on sera plus emu d'une Iliade que d'un Austerlitz. Les frontieres s'effaceront sous la lumiere des esprits. La Grece etait tres petite, notre presqu'ile du Finistere, superposee a la Grece, la couvrirait; la Grece etait immense pourtant, immense par Homere, par Eschyle, par Phidias et par Socrate. Ces quatre hommes sont quatre mondes. La Grece les eut; de la sa grandeur. L'envergure d'un peuple se mesure a son rayonnement. La Siberie, cette geante, est une naine; la colossale Afrique existe a peine. Une ville, Rome, a ete l'egale de l'univers; qui lui parlait parlait a toute la terre. Urbi et orbi.

      Cette grandeur, la France l'a, et l'aura de plus en plus. La France a cela d'admirable qu'elle est destinee a mourir, mais a mourir comme les dieux, par la transfiguration. La France deviendra Europe. Certains peuples finissent par la sublimation comme Hercule ou par l'ascension comme Jesus-Christ. On pourrait dire qu'a un moment donne un peuple entre en constellation; les autres peuples, astres de deuxieme grandeur, se groupent autour de lui, et c'est ainsi qu'Athenes, Rome et Paris sont pleiades. Lois immenses. La Grece s'est transfiguree, et est devenue le monde paien; Rome s'est transfiguree, et est devenue le monde chretien; la France se transfigurera et deviendra le monde humain. La revolution de France s'appellera l'evolution des peuples. Pourquoi? Parce que la France le merite; parce qu'elle manque d'egoisme, parce qu'elle ne travaille pas pour elle seule, parce qu'elle est creatrice d'esperances universelles, parce qu'elle represente toute la bonne volonte humaine, parce que la ou les autres nations sont seulement des soeurs, elle est mere. Cette maternite de la genereuse France eclate dans tous les phenomenes sociaux de ce temps; les autres peuples lui font ses malheurs, elle leur fait leurs idees. Sa revolution n'est pas locale, elle est generale; elle n'est pas limitee, elle est indefinie et infinie. La France restaure en toute chose la notion primitive, la notion vraie. Dans la philosophie elle retablit la logique, dans l'art elle retablit la nature, dans la loi elle retablit le droit.

      L'oeuvre est-elle achevee? Non, certes. On ne fait encore qu'entrevoir la plage lumineuse et lointaine, l'arrivee, l'avenir.

      En attendant on lutte.

      Lutte laborieuse.

      D'un cote l'ideal, de l'autre l'incomplet.

      Avant d'aller plus loin, placons ici un mot, qui eclaire tout ce que nous allons dire, et qui va meme au dela.

      La vie et le droit sont le meme phenomene. Leur superposition est etroite.

      Qu'on jette les yeux sur les etres crees, la quantite de droit est adequate a la quantite de vie.

      De la, la grandeur de toutes les questions qui se rattachent a cette notion, le Droit.

      II

      Le droit et la loi, telles sont les deux forces; de leur accord nait l'ordre, de leur antagonisme naissent les catastrophes. Le droit parle et commande du sommet des verites, la loi replique du fond des realites; le droit se meut dans le juste, la loi se meut dans le possible; le droit est divin, la loi est terrestre. Ainsi, la liberte, c'est le droit; la societe, c'est la loi. De la deux tribunes; l'une ou sont les hommes del'idee, l'autre ou sont les hommes du fait; l'une qui est l'absolu, l'autre qui est le relatif. De ces deux tribunes, la premiere est necessaire, la seconde est utile. De l'une a l'autre il y a la fluctuation des consciences. L'harmonie n'est pas faite encore entre ces deux puissances, l'une immuable, l'autre variable, l'une sereine, l'autre passionnee. La loi decoule du droit, mais comme le fleuve decoule de la source, acceptant toutes les torsions et toutes les impuretes des rives. Souvent lapratique contredit la regle, souvent le corollaire trahit le principe, souvent l'effet desobeit a la cause; telle est la fatale condition humaine. Le droit et la loi contestent sans cesse; et de leur debat, frequemment orageux, sortent, tantot les tenebres, tantot la lumiere. Dans le langage parlementaire moderne, on pourrait dire: le droit, chambre haute; la loi, chambre basse.

      L'inviolabilite de la vie humaine, la liberte, la paix, rien d'indissoluble, rien d'irrevocable, rien d'irreparable; tel est le droit.

      L'echafaud, le glaive et le sceptre, la guerre, toutes les varietes de joug, depuis le mariage sans le divorce dans la famille jusqu'a l'etat de siege dans la cite; telle est la loi.

      Le droit: aller et venir, acheter, vendre, echanger.

      La loi: douane, octroi, frontiere.

      Le droit: l'instruction gratuite et obligatoire, sans empietement sur la conscience de l'homme, embryonnaire dans l'enfant, c'est-a-dire l'instruction laique.

      La loi: les ignorantins.

      Le droit: la croyance libre.

      La loi: les religions d'etat.

      Le suffrage universel, le jury universel, c'est le droit; le suffrage restreint, le jury trie, c'est la loi.

      La chose jugee, c'est la loi; la justice, c'est le droit.

      Mesurez l'intervalle.

      La loi a la crue, la mobilite, l'envahissement et l'anarchie de l'eau, souvent trouble; mais le droit est insubmersible.

      Pour que tout soit sauve, il suffit que le droit surnage dans une conscience.

      On n'engloutit pas Dieu.

      La persistance du droit contre l'obstination de la loi; toute l'agitation sociale vient de la.

      Le hasard a voulu (mais le hasard existe-t-il?) que les premieres paroles politiques de quelque retentissement prononcees a titre officiel par celui qui ecrit ces lignes, aient ete d'abord, a l'institut, pour le droit, ensuite, a la chambre des pairs, contre la loi.

      Le 2 juin 1841, en prenant seance a l'academie francaise, il glorifia la resistance a l'empire; le 12 juin 1847, il demanda a la chambre des pairs1 la rentree en France de la famille Bonaparte, bannie.

      Ainsi, dans le premier cas, il plaidait pour la liberte, c'est-a-dire pour le droit; et, dans le second cas, il elevait la voix contre la proscription, c'est-a-dire contre la loi.

      Des cette epoque une des formules de sa vie publique a ete: Pro jure contra legem.

      Sa conscience lui a impose, dans ses fonctions de legislateur,

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Et obtint. Voir page 151 de Avant l'exil.