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du corps, et à qui eût rendu justice toute femme dont le cœur n'eût point été prévenu en faveur d'un autre. Mais l'amour est aussi aveugle dans son antipathie que dans sa sympathie. Costanza, à toutes ces brillantes qualités, préférait la timide mélancolie d'Albano; et, au lieu de remercier son père du choix qu'il s'était donné la peine de faire pour elle, elle pleura si fort et si long-temps, que, par manière de transaction, il fut convenu qu'elle épouserait don Ramiro, mais aussi l'on arrêta que ce mariage ne se ferait que dans un an.

      Quelque temps après cette décision prise, le chevalier Bruni fit la demande de la main de Costanza dans les formes les plus directes et les plus positives; mais le comte de la Bruca lui répondit qu'il était à son grand regret obligé de refuser l'honneur de son alliance, attendu que sa fille était promise au fils aîné du comte Rizzari, et que l'on attendait seulement, pour que ce mariage s'accomplit, que Costanza eût atteint l'âge de dix-huit ans.

      Le chevalier Bruni se retira sans mot dire. Quelques personnes, qui connaissaient son caractère vindicatif et sombre, conseillèrent au comte de la Bruca de se défier de lui. Mais six mois s'écoulèrent sans qu'on en entendit parler. Au bout de ce temps, on apprit qu'il paraissait non-seulement tout consolé du refus qu'il avait essuyé, mais encore qu'il vivait presque publiquement avec une ancienne maîtresse de don Ramiro, que celui-ci avait cessé de voir du moment où son mariage avec Costanza avait été décidé.

      Cinq autres mois s'écoulèrent. Le terme demandé par Costanza elle-même approchait; on s'occupa des apprêts du mariage, et don Ramiro partit pour aller acheter à Palerme les cadeaux de noces qu'il comptait offrir à sa fiancée.

      Trois jours après, on apprit qu'entre Mineo et Aulone don Ramiro avait été attaqué par une bande de voleurs. Accompagné de deux domestiques dévoués, et plein de courage lui-même, don Ramiro avait voulu se défendre; mais après avoir tué deux bandits une balle qu'il avait reçue au milieu du front l'avait étendu roide mort Un de ses domestiques avait été blessé; le second, plus heureux, était parvenu à se dérober aux balles et à la poursuite des brigands, et c'était lui-même qui apportait cette nouvelle.

      Les deux comtes montèrent eux-mêmes à cheval avec tous leurs campieri, et le lendemain à midi ils étaient à Mineo. Ce fut dans ce village que, prés du cadavre de son maître mort, ils trouvèrent le fidèle domestique blessé. Des muletiers, qui passaient par hasard sur la route une heure après le combat, les y avaient ramenés tons deux.

      Le comte Rizzari, à qui un seul espoir restait, celui de la vengeance, prit aussitôt près du blessé toutes les informations qui le pouvaient guider dans la poursuite des meurtriers; malheureusement, ces informations étaient bien vagues. Les voleurs étaient au nombre de sept, et, contre l'habitude des bandits siciliens, portaient, pour plus grande sécurité sans doute, un masque sur leur visage. Parmi les sept bandits, il y en avait un si petit et si mince que le blessé pensait que celui-là était une femme. Quand le jeune comte eut été tué, l'un des bandits s'approcha du cadavre, le regarda attentivement, puis, faisant signe au plus petit et au plus mince de ses camarades de venir le joindre: — Est-ce bien lui? demanda-t-il. — Oui, répondit laconiquement celui auquel était adressée cette question. Puis tous deux se retirèrent à l'écart, causèrent un instant à voix basse, et sautant sur des chevaux qui les attendaient tout sellés et tout bridés dans l'angle d'une roche, ils disparurent, laissant aux autres bandits le soin de visiter les poches et le portemanteau du jeune comte; ce dont ils s'acquittèrent religieusement.

      Quant au blessé, il avait fait le mort; et comme, en sa qualité de domestique, on le supposait naturellement moins chargé d'argent que son maître, les bandits l'avaient visité à peine, satisfaits sans doute de ce qu'ils avaient trouvé sur le comte; puis, après cette courte visite, qui lui avait cependant coûté sa bourse et sa montre, ils étaient partis, emportant dans la montagne les cadavres de leurs deux camarades tués.

      Il n'y avait pas moyen de poursuivre les meurtriers; les deux comtes confièrent donc ce soin à la police de Syracuse et de Catane; il en résulta que les meurtriers restèrent inconnus et demeurèrent impunis: quant à don Ramiro, son cadavre fut ramené à Catane, où il reçut une sépulture digne de lui dans les caveaux de ses ancêtres.

      Cet événement, si terrible qu'il fût pour les deux familles, avait cependant, comme toutes les choses de ce monde, son bon et son mauvais coté: grâce à la mort de don Ramiro, Albano devenait l'aîné de la famille; il ne pouvait donc plus être question pour lui' d'embrasser l'état ecclésiastique; c'était à lui maintenant à soutenir le nom et à perpétuer la race des Rizzari.

      Il fut donc rappelé à Catane.

      Nous ne scruterons pas le cœur des deux jeunes gens; le cœur le plus pur a son petit coin gangrené par lequel il tient aux misères humaines, et ce fut dans ce petit coin que Costanza et Albano sentirent en se revoyant remuer et revivre l'espoir d'être un jour l'un à l'autre.

      En effet, rien ne s'opposait plus à leur union; aussi cette idée vint-elle aux pères comme elle était venue aux enfants: on fixa seulement les noces à la fin du grand deuil, c'est-à-dire à une année.

      Vers ce même temps, le chevalier Bruni ayant appris que Costanza était, par la mort de don Ramiro, redevenue libre, renouvela sa demande; malheureusement comme la première fois il arrivait trop tard, d'autres arrangements étaient pris, à la grande satisfaction des deux amants, et le comte de Bruca répondit au chevalier Bruni que le fis cadet du comte Rizzari étant devenu son fils aîné, il lui succédait, non-seulement dans son titre et dans sa fortune, mais encore dans l'union projetée depuis long-temps entre les deux maisons.

      Comme la première fois, le chevalier Bruni se retira sans dire une seule parole; si bien que ceux qui connaissaient son caractère ne pouvaient rien comprendre à cette modération.

      Les jours et les mois s'écoulèrent bien différents pour les deux jeunes gens des jours et des mois de Tannée précédente: le terme fixé pour l'expiration du deuil était le 12 septembre: le 15 les jeunes gens devaient être unis.

      Ce jour bienheureux, que dans leur impatience ils ne croyaient jamais atteindre, arriva enfin.

      La cérémonie eut lieu au château de la Bruca. Toute la noblesse des environs était conviée à la fête; à onze heures du matin les jeunes gens furent unis à la chapelle. Costanza et Albano n'eussent point échangé leur sort contre l'empire du monde.

      Après la messe, chacun se dispersa dans les vastes jardins du château jusqu'à ce que la cloche sonnât l'heure du dîner. Le repas fut homérique, quatre-vingts personnes étaient réunies à la même table.

      Les portes de la salle à manger donnaient d'un côté sur le jardin splendidement illuminé, de l'autre dans un vaste salon où tout était préparé pour le bal; de l'autre côté du salon était la chambre nuptiale que devaient occuper les jeunes époux.

      Le bal commença avec cette frénésie toute particulière aux Siciliens; chez eux tous les sentiments sont portés à l'excès: ce qui chez les autres peuples n'est qu'un plaisir est chez eux une passion, les deux nouveaux époux donnaient l'exemple, et chacun paraissait heureux de leur bonheur.

      A minuit deux masques entrèrent vêtus de costumes de paysans siciliens et portant entre leurs bras un mannequin vêtu d'une longue robe noire et ayant la forme d'un homme. Ce mannequin était masqué comme eux et portait sur la poitrine le mot tristizia brodé en argent; dans ce doux patois sicilien, qui renchérit encore en velouté sur la langue italienne, ce mot veut dire tristesse.

      Les deux masques entrèrent gravement, déposèrent le mannequin sur une ottomane, et se mirent à faire autour de lui des lamentations comme on a l'habitude d'en faire près des morts qu'on va ensevelir. Dès lors l'intention était frappante: après une année de douleur s'ouvrait pour les deux familles un avenir de joie, et les masques faisaient allusion à cette douleur passée et à cet avenir en portant la tristesse en terre. Quoique peut-être on eût pu choisir quelque allégorie de meilleur goût que celle-là, les nouveaux venus n'en furent pas moins gracieusement accueillis par le maître de la maison; et

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