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Élisa se levait, gardant au fond d'elle une secrète épouvante de sa mère.

      III

      Dans l'espace de moins de six années, de sept à treize ans, Élisa avait eu deux fois la fièvre typhoïde. Un miracle qu'elle fût encore en vie! Longtemps dans le quartier, sur sa petite tête penchée, descendit l'apitoiement, qui plane au-dessus des jeunes filles destinées à ne pas faire de vieux os. Elle se rétablissait cependant tout à fait. Mais de cette insidieuse et traîtresse maladie, que les médecins ne semblent pas chasser tout entière d'un corps guéri, et qui, après la convalescence, emporte à celui-ci les dents, à celui-là les cheveux, laisse dans le cerveau de ce dernier l'hébétement, Élisa garda quelque chose. Ses facultés n'éprouvèrent pas une diminution; seulement tous les mouvements passionnés de son âme prirent une opiniâtreté violente, une irraison emportée, un affolement, qui faisaient dire à la mère de sa fille, qu'elle était une bernoque. «Bernoque» était le nom dont la sage-femme baptisait les lubies fantasques, étonnant le droit bon sens de sa parfaite santé, les colères blanches dont l'enragement lui faisait parfois peur. Toute enfant, les mains qui la fouettaient, Élisa les mordait avec des dents qu'on avait autant de peine à desserrer que les dents d'un jeune boule-dogue entrées dans de la chair. Plus tard, la violence que se faisait la grande fille pour ne pas rendre coup pour coup à sa mère, la mettait dans un tel état de furie intérieure, qu'elle battait les murs comme si elle voulait s'y fracasser le crâne. Mais ces colères n'étaient rien auprès des entêtements, des concentrations silencieuses, des obstinations ironiques, dont sa mère ne pouvait jamais tirer une parole ayant l'apparence de la soumission. Sa fille, la sage-femme, la sachant une coureuse de barrières, une effrénée de danse, une baladeuse, donnant rendez-vous à tous les jeunes garçons de la rue, qui passaient, à tour de rôle, les uns après les autres, pour ses amants, – la sage-femme lui répétait qu'elle ne s'avisât pas de faire un enfant. «Savoir!» lui répondait la jeune fille, avec un air de défi, à donner à la mère envie de la tuer.

      Un caractère intraitable, un être désordonné dont on ne pouvait rien obtenir, sur lequel rien n'avait prise. En même temps une nature capricieuse et mutable, où la répulsion d'Élisa pour sa mère se transformait, certains jours, en une affection amoureuse, en un culte adorateur de sa beauté restée grande encore, en une tendresse filiale, se témoignant avec ces caresses de petites filles, qui se promènent sur le décolletage de leur mère parée pour un bal. Aussi brusquement, se changeaient en antipathies les préférences de ce coeur, ainsi que le témoignaient les paroles échappant à l'habituée de bals publics, montrant ses entrevues avec ses danseurs comme des rencontres le plus souvent taquines et batailleuses, des amours pleines de disputes et de coups de griffes. Les hauts et les bas des humeurs d'Élisa semblaient se retrouver dans le jeu des forces de son corps, et les fluctuations de son activité. Un jour c'étaient une rage de travail, un lavage à grandes eaux, un balayage fougueux de tout l'appartement, retentissant de coups de balai; puis les jours d'après, les semaines suivantes, un engourdissement, une torpeur, un cassement de bras et de jambes, une paresse qu'aucune puissance humaine n'avait le pouvoir de secouer.

      Entre la sage-femme et Élisa, parmi les nombreux sujets de conversation propres à les mettre aux mains, un sujet plus particulièrement amenait des scènes quotidiennes, dans lesquelles la rébellion muettement gouailleuse de la fille, trouvait, au dire de la mère, le moyen de faire sortir «un saint de ses gonds». Malgré les duretés, les alarmes continuelles du métier, la sage-femme avait l'orgueil de sa profession. Elle se sentait fière du rôle qu'elle jouait à la mairie dans les déclarations de naissance. Elle se gonflait de cette place d'honneur, donnée à ses pareilles par les gens du peuple, dans les repas de baptême. Elle goûtait encore la popularité de la rue, où les marchandes qu'elle avait délivrées, où les filles de ces marchandes qu'elle avait mises au monde et accouchées, où les enfants, les mères, les grand'mères: trois générations sur le pas des portes, lui criaient bonjour, avec un «maman Alexandre» familièrement respectueux. Son rêve était de voir sa fille lui succéder, la remplacer, la perpétuer. La fille, quand elle se donnait la peine de répondre, disait qu'elle n'avait pas la caboche faite pour y faire entrer des livres embêtants. Elle ne trouvait pas non plus rigolo de voir, à tout moment, comme ça, des oreillers retournés par les doigts crispés de l'Éclampsie.

      Élisa montrait enfin la résolution arrêtée de se faire assommer, plutôt que de prendre l'état de sa mère.

      IV

      Ainsi, pour la petite fille, l'initiation presque dès le berceau, à tout ce que les enfants ignorent de l'amour. Plus tard, quand Élisa fut mise trois ans chez les dames de Saint-Ouen, la fillette, rentrant le matin de ses congés, était souvent, les jours d'hiver, obligée de démêler, sur le pied du lit de sa mère, son petit manteau du pantalon d'un chantre de la Chapelle de la Maternité, une vieille liaison à laquelle l'ancienne élève sage-femme était restée fidèle. Plus tard encore, la jeune fille avait sous les yeux, jour et nuit, l'exemple que lui montrait sa vie de bonne et de garde-malade près de toutes ces filles-mères.

      V

      Chaque printemps, «pour se porter bien et être belle toute l'année», une femme venait se faire saigner chez Mme Alexandre. Était-ce une vieille tradition médicale conservée par des bonnes femmes de la campagne, mêlée d'un rien de superstition religieuse? la femme arrivait toujours présenter son bras à la lancette, le 14 février, jour de la Saint-Valentin. Cette femme était une fille d'une maison de prostitution de la province, qui dans le temps, lors d'une courte domesticité dans la capitale, avait accouché en cachette chez la sage-femme. Toutes les fois qu'elle venait à Paris, la lorraine restait huit jours pour les commissions et les affaires de la maison, huit jours, où elle logeait chez Mme Alexandre, comme elle aurait logé à l'hôtel. La trop bien portante provinciale, qui était sur pied le lendemain de sa saignée, qui s'ennuyait de ne rien faire, devenait, tout le long des journées qu'elle n'était pas dehors, l'aide d'Élisa, se chargeant de la bonne moitié de sa tâche, ne craignant pas de mettre la main à tout. Quelquefois, le soir, elle emmenait Élisa au spectacle. Elle riait toujours la lorraine, et ses paroles, avec l'accent doucement traînant de son pays, prenaient la confiance des gens comme avec de la glu. Elle ne partait jamais sans faire un petit cadeau à Élisa, qui l'avait prise en amitié et, tous les ans, voyait arriver avec une certaine satisfaction le jour de la Saint-Valentin.

      Le soir de la saignée de la lorraine, au sortir d'une scène abominable avec sa mère, Élisa, en bordant le lit de la femme, laissait jaillir, en phrases courtes et saccadées, la détermination secrète et irrévocable de sa pensée depuis plus de six mois.

      «Elle avait plein le dos de l'existence avec sa mère… l'ouvrage du bazar était trop abîmant… elle ne voulait pas devenir une tire-enfants… voici bien des semaines qu'elle l'attendait… c'était fini, elle avait pris son parti de donner dans le travers… elle allait partir avec elle… si elle ne l'emmenait pas… elle entrerait dans une maison de Paris, la première venue… s'entendre avec sa mère, c'était vouloir débarbouiller un mort… Elle se sentait par moments la tête évaporée… elle connaissait bien un garçon qui avait un sentiment pour elle… mais ses amies qui s'étaient emménagées avec des amants, elle les trouvait par trop esclaves… elle aimait mieux être comme la lorraine… elle aurait du plaisir à se voir à la campagne… et au moins là, elle pourrait dormir tout plein.»

      – Da! fit la lorraine un peu étonnée, mais au fond très-enchantée de la proposition – elle n'avait pas l'habitude de faire de telles recrues – et après s'être assurée qu'Élisa avait plus de seize ans, lui avouait qu'elle ne demanderait pas mieux, mais qu'elle craignait que sa mère fît quelque esclandre chez le commissaire.

      – Ayez pas de crainte; maman! elle ne mettra jamais la police dans ses affaires, et pour cause… Elle me croira chez un de mes danseurs de la Boule-Noire. Ce sera tout…

      Puis Élisa assurait à la lorraine, craignant au fond de perdre sa saigneuse, qu'il y avait moyen d'arranger la chose, de manière que sa mère n'eût pas le moindre soupçon sur son compte. Élisa décamperait quelques jours avant sa sortie. La lorraine se ferait reconduire

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