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Les amours d'une empoisonneuse. Emile Gaboriau
Читать онлайн.Название Les amours d'une empoisonneuse
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Emile Gaboriau
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Elle allait, sans paraître se soucier des larges flaques d'eau et des pertuis de la rue, qui, par un temps de pluie, faisaient de Paris un immense cloaque où ne s'aventuraient que ceux qui d'avance avaient fait le sacrifice de leurs vêtements.
Arrivée à la place de Grève, elle s'arrêta un instant pour laisser passer une ronde.
Alors, on ne savait lequel redouter le plus du guet ou des voleurs; puis, faisant le tour de la place, toujours en rasant les maisons, elle descendit vers le Louvre par les ruelles étroites et à peine praticables qui se croisaient et s'emmêlaient d'une façon presque inextricable autour du palais de la ville.
Elle marcha ainsi jusqu'à l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, qui sans doute lui servait de point de repère, car, arrivée là, elle parut s'orienter un instant; elle assura son masque de velours, ramena sur son visage son capuchon soulevé par le vent, et rebroussa rapidement chemin.
Le lieutenant civil et ses fils s'attendaient sans doute à ce brusque changement de direction, car ils s'étaient rejoints, et tous trois, entraînant le marquis, s'étaient dissimulés entre deux piliers de la vieille église: la marquise passa à trois pas d'eux, sans s'apercevoir de leur présence.
Elle s'engagea alors dans la rue de l'Arbre-Sec, et les quatre hommes, sortis de leur cachette, arrivèrent derrière elle assez à temps pour la voir entrer dans une auberge de louche apparence, au-dessus de laquelle se balançait, en grinçant d'une lugubre façon, une enseigne représentant un More au visage noir et au turban blanc, soufflant de toutes ses forces dans une immense trompette. C'était l'enseigne bien connue du More qui trompe.
Par un même mouvement, M. d'Aubray, ses fils et le marquis vinrent coller leur visage aux carreaux sales du cabaret, et ils purent voir la marquise prendre une clé des mains de l'hôte, qui s'était découvert respectueusement, et s'élancer dans l'escalier en femme familière avec les êtres et les habitudes de la maison.
– Quelle honte! s'écria douloureusement le lieutenant civil, et plus bas il ajouta: Ma fille ose pénétrer dans un pareil bouge!
– C'est au moins de la prudence, dit un des frères; voyez, mon père, les hommes qui boivent dans cette salle; certes il ne viendra à aucun d'eux l'idée que la femme qui vient d'entrer peut être notre sœur, la marquise de Brinvilliers.
En ce moment, deux ivrognes qui sortirent en chantant du cabaret forcèrent les quatre hommes à se reculer.
– Quel bouge! dit encore M. d'Aubray.
– Oh! arrêtez, répondit le marquis, l'endroit ne paie pas de mine, mais c'est, je vous l'assure, une fort honnête maison.
– Vous la connaissez donc? interrogea M. d'Aubray.
– Pardieu! j'y ai maintes fois soupé avec mon ami Penautier, le trésorier de la bourse des États de Languedoc, mon ami, un fort galant homme, je vous assure.
– Alors, vous connaissez la disposition des appartements, marquis?
– On ne peut mieux. Corne du diable! le premier étage ne ressemble guère au rez-de-chaussée; il y a des chambres aussi richement meublées que celles de mon hôtel, et la cuisine de maître Hugonnet, l'hôte du More qui trompe, n'est pas à dédaigner.
Sans doute le marquis eût continué longtemps, entraîné par ses souvenirs, si le lieutenant civil ne l'eût brusquement interrompu.
– Eh bien! lui demanda-t-il, êtes-vous enfin convaincu?
– De quoi?
– Mais… des infidélités de votre femme.
– Moi! pas le moins du monde. Ma femme est très pieuse; qui vous dit qu'une bonne œuvre ne l'a pas amenée dans cette maison?
Elle est passablement crédule; ne peut-elle venir consulter une sorcière? Les sorcières sont fort de mode en ce moment, elles ont remplacé les robes volantes à la Montespan.
Enfin, rien ne me dit que le chevalier de Sainte-Croix soit dans la maison.
– C'est ce que nous allons savoir, dit le plus jeune des MM. d'Aubray, et il siffla d'une façon particulière.
Aussitôt, à trois pas d'eux, du côté opposé à l'entrée du cabaret, un homme se détacha de la muraille, contre laquelle il était si bien collé, que jusque-là personne ne l'avait aperçu.
– Desgrais, lui demanda à voix basse le lieutenant civil, M. de Sainte-Croix est-il arrivé?
– Pas encore, monsieur, répondit l'homme, mais il ne saurait tarder, son valet La Chaussée l'étant allé quérir tout à l'heure chez La Vienne, où il soupait. Mais écoutez, il me semble…
On entendait en effet, à l'extrémité de la rue, le pas d'un cavalier.
– C'est lui, dit Desgrais avec ce flair que la police d'alors a précieusement légué à celle d'aujourd'hui. Ne bougeons pas: à la place où nous sommes, le chevalier ne saurait nous apercevoir.
Le groupe demeura immobile, se confondant si bien, grâce à la brume, avec les objets environnants, que le chevalier de Sainte-Croix, – car c'était bien réellement lui, – ne soupçonna même pas leur présence.
Il entra dans le cabaret, suivi de son laquais, dit quelques mots à l'hôte et disparut par l'escalier que, dix minutes auparavant, avait gravi la marquise, tandis que La Chaussée s'attablait devant un flacon assez grand pour lui faire prendre longtemps patience.
Pour la troisième fois, depuis le commencement de la soirée, le lieutenant civil s'adressa au marquis avec l'accent d'un juge:
– Eh bien, monsieur, êtes-vous enfin convaincu?
– J'avoue, répondit le marquis, que, pour un mari jaloux, il y aurait peut-être certains soupçons à concevoir.
– Eh! que comptez-vous faire, monsieur le marquis de Brinvilliers?
– Vous me voyez fort embarrassé. Entre gentilshommes, ces différends se vident ordinairement sur le pré…
– Y pensez-vous, marquis? On ne se bat pas avec un larron d'honneur.
– Alors, monsieur, avisez-y vous-même, je sais bien que d'aucuns maris usent, en cette circonstance, d'une lettre de cachet; mais outre que ce moyen me répugne, je vous avoue que je n'en ai pas sur moi.
– J'en ai une, moi, monsieur, et l'homme que vous voyez là a été mis à ma disposition pour faire exécuter l'ordre que moi-même j'ai sollicité de Sa Majesté.
– Quoi! vous voulez…
Pour toute réponse, le lieutenant de police se retourna vers Desgrais:
– Toutes vos mesures sont-elles prises? lui demanda-t-il.
– Soyez sans crainte, monsieur, répondit l'agent; le chevalier de Sainte-Croix ne mettra pas nos limiers en défaut; bien que débutant dans la carrière, j'ai tout préparé et tout prévu, et ce m'est un si grand honneur que de travailler pour votre famille, que je regarderais comme une honte si, avant deux heures, l'homme que vous m'avez désigné n'était pas entre quatre murailles sous les verrous de la Bastille.
– Qu'attendons-nous alors?
– Un carrosse que l'un de mes sergents est allé chercher.
– Le pauvre chevalier sera très sensible à cette attention, s'écria le marquis; mais ma présence ici est-elle bien nécessaire?
– Comment! monsieur, vous voulez nous quitter? dit le lieutenant civil.
– Entre nous, le spectacle d'une arrestation m'a toujours été très pénible.
Le sort du chevalier m'afflige plus que vous ne sauriez croire, et, bien qu'il ait eu des torts envers moi, à ce que vous prétendez, du moins, s'il faisait tout à l'heure appel à notre ancienne amitié, je crois, Dieu me pardonne, que je mettrais