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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2. Gustave Flaubert
Читать онлайн.Название Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Gustave Flaubert
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Mâtho le Libyen se penchait vers elle. Involontairement elle s'en approcha, et, poussée par la reconnaissance de son orgueil, elle lui versa dans une coupe d'or un long jet de vin, pour se réconcilier avec l'armée.
« – Bois!» dit-elle.
Il prit la coupe et la portait à ses lèvres quand un Gaulois, le même que Giscon avait blessé, le frappa sur l'épaule, tout en débitant d'un air jovial des plaisanteries dans la langue de son pays. Spendius n'était pas loin; il s'offrit à les expliquer.
« – Parle! dit Mâtho.
« – Les Dieux te protègent, tu vas devenir riche. A quand les noces?
« – Quelles noces?
« Les tiennes! car chez nous, dit le Gaulois, lorsqu'une femme fait boire un soldat, c'est qu'elle lui offre sa couche.
Il n'avait pas fini que Narr'Havas, en bondissant, tira un javelot de sa ceinture et, appuyé du pied droit, sur le bord de la table, il le lança contre Mâtho.
Le javelot siffla entre les coupes, et, traversant le bras du Libyen, le cloua sur la nappe si fortement, que la poignée en tremblait dans l'air.
Mâtho l'arracha vite; mais il n'avait pas d'armes, il était nu; enfin, levant à deux bras la table surchargée, il la jeta contre Narr'Havas tout au milieu de la foule qui se précipitait entre eux. Les soldats et les Numides se serraient à ne pouvoir tirer leurs glaives. Mâtho avançait en donnant de grands coups avec sa tête. Quand il la releva, Narr'Havas avait disparu. Il le chercha des yeux. Salammbô aussi était partie.
Alors sa vue se tournant vers le palais, il aperçut tout en haut la porte rouge à croix noire qui se refermait. Il s'élança.
On le vit courir entre les proues des galères, puis réapparaître le long des trois escaliers jusqu'à la porte rouge qu'il heurta de tout son corps. En haletant, il s'appuya contre le mur pour ne pas tomber.
Un homme l'avait suivi, et à travers les ténèbres, car les lueurs du festin étaient cachées par l'angle du palais, il reconnut Spendius.
« – Va-t'en!» dit-il.
L'esclave, sans répondre, se mit avec ses dents à déchirer sa tunique; puis, s'agenouillant auprès de Mâtho, il lui prit le bras délicatement, et il le palpait dans l'ombre pour découvrir la blessure.
Sous un rayon de la lune qui glissait entre les nuages, Spendius aperçut au milieu du bras une plaie béante. Il roula tout autour le morceau d'étoffe; mais l'autre, s'irritant, disait: «Laisse-moi! laisse-moi!»
« – Non! reprit l'esclave. Tu m'as délivré de l'ergastule. Je suis à toi! tu es mon maître! ordonne!»
Mâtho, en frôlant les murs, fit le tour de la terrasse.
Il tendait l'oreille à chaque pas, et par l'intervalle des roseaux dorés, plongeait ses regards dans les appartements silencieux. Enfin il s'arrêta d'un air désespéré.
« – Écoute! lui dit L'esclave. Oh! ne me méprise pas pour ma faiblesse! J'ai vécu dans le palais. Je peux, comme une vipère, me couler entre les murs. Viens! il y a dans la Chambre des Ancêtres un lingot d'or sous chaque dalle; une voie souterraine conduit à leurs tombeaux!»
« – Eh! qu'importe!» dit Mâtho.
Spendius se tut.
Ils étaient sur la dernière terrasse. Une masse d'ombre énorme s'étalait devant eux, et qui semblait contenir de vagues amoncellements, pareils aux flots d'un océan noir pétrifié.
Mais une barre lumineuse s'éleva du côté de l'Orient.
A gauche, tout en bas, les canaux de Mégara commençaient à rayer de leurs sinuosités blanches les verdures des jardins. Les toits coniques des temples heptagones, les escaliers, les terrasses, les remparts, peu à peu, se découpaient sur la pâleur de l'aube; et tout autour de la péninsule carthaginoise une ceinture d'écume blanche oscillait, tandis que la mer couleur d'émeraude semblait comme figée dans la fraîcheur du matin. A mesure que le ciel rose allait s'élargissant, les hautes maisons inclinées sur les pentes du terrain se haussaient, se tassaient, telles qu'un troupeau de chèvres noires qui descend des montagnes. Les rues désertes s'allongeaient; les palmiers, çà et là sortant des murs, ne bougeaient pas; les citernes remplies avaient l'air de boucliers d'argent perdus dans les cours; le phare du promontoire Hermæum commençait à pâlir. Tout au haut de l'Acropole, dans le bois de cyprès, les chevaux d'Eschmoûn, sentant venir la lumière, posaient leurs sabots sur le parapet de marbre et hennissaient du côté du soleil.
Il parut; Spendius, levant les bras, poussa un cri.
Tout s'agitait dans une rougeur épandue, car le Dieu, comme se déchirant, versait à pleins rayons sur Carthage la pluie d'or de ses veines. Les éperons des galères étincelaient, le toit de Khamon paraissait tout en flammes, et l'on apercevait des lueurs au fond des temples dont les portes s'ouvraient. Les grands chariots arrivant de la campagne faisaient tourner leurs roues sur les dalles des rues. Des dromadaires chargés de bagages descendaient les rampes. Les changeurs dans les carrefours relevaient les auvents de leurs boutiques.
Des cigognes s'envolèrent, des voiles blanches palpitaient. On entendait dans le bois de Tanit le tambourin des courtisanes sacrées, et à la pointe des Mappales, les fourneaux pour cuire les cercueils d'argile commençaient à fumer.
Spendius se penchait en dehors de la terrasse; ses dents claquaient, il répétait:
« – Ah! oui… oui… maître! je comprends pourquoi tu dédaignais tout à l'heure le pillage de la maison.»
Mâtho fut comme réveillé par le sifflement de sa voix, il semblait ne pas comprendre; Spendius reprit:
« – Ah! quelles richesses! et les hommes qui les possèdent n'ont pas même de fer pour les défendre!»
Alors, lui faisant voir de sa main droite étendue quelques-uns de la populace qui rampaient en dehors du môle, sur le sable, pour chercher des paillettes d'or:
« – Tiens! lui dit-il, la République est comme ces misérables: courbée au bord des océans, elle enfonce dans tous les rivages ses bras avides, et le bruit des flots emplit tellement son oreille qu'elle n'entendrait pas venir par derrière le talon d'un maître!»
Il entraîna Mâtho tout à l'autre bout de la terrasse, et lui montrant le jardin où miroitaient au soleil les épées des soldats suspendues dans les arbres:
« – Mais ici il y a des hommes forts dont la haine est exaspérée! et rien ne les attache à Carthage, ni leurs familles, ni leurs serments, ni leurs dieux!»
Mâtho restait appuyé contre le mur; Spendius, se rapprochant, poursuivit à voix basse:
« – Me comprends-tu, soldat? Nous nous promènerions couverts de pourpre comme des satrapes. On nous laverait dans les parfums; j'aurais des esclaves à mon tour! N'es-tu pas las de dormir sur la terre dure, de boire le vinaigre des camps, et toujours d'entendre la trompette? Tu te reposeras plus tard, n'est-ce pas? quand on arrachera ta cuirasse pour jeter ton cadavre aux vautours! ou peut-être, t'appuyant sur un bâton, aveugle, boiteux, débile, tu t'en iras de porte en porte raconter ta jeunesse aux petits enfants et aux vendeurs de saumure. Rappelle-toi toutes les injustices de tes chefs, les campements dans la neige, les courses au soleil, les tyrannies de la discipline et l'éternelle menace de la croix! Après tant de misères on t'a donné un collier d'honneur, comme on suspend au poitrail des ânes une ceinture de grelots pour les étourdir dans la marche, et faire qu'ils ne sentent pas la fatigue. Un homme comme toi, plus brave que Pyrrhus! Si tu l'avais voulu, pourtant! Ah! comme tu seras heureux dans les grandes salles fraîches, au son des lyres, couché sur des fleurs, avec des bouffons et avec des femmes! Ne me dis pas